Le calendrier mémoriel, formes et sens

Le témoignage de Pierre Serge CHOUMOFF

Mauthausen, 5 mai 1945

Dans l’après-midi du 5 mai, un groupe décide d’arracher l’aigle, symbole de l’oppression des SS, de la porte de la cour des garages. Pierre Serge Choumoff a témoigné de cet épisode dans un entretien du 6 janvier 2005 :

« Lorsque nous avons appris l’entrée des premiers Américains, il y avait une très grande excitation sur la place d’appel. Je me rappelle m’être rendu vers la porte principale avec plusieurs compagnons français pour récupérer des armes dans la Kommandantur. Je me suis ensuite retrouvé dans la cour des garages et j’ai vu un groupe de prisonniers, pour l’essentiel des Espagnols, qui s’apprêtait à décrocher l’aigle. J’ai posé mon fusil et je me suis joint à eux. Je voulais participer activement à cette action symbolique. Je me rappelle qu’il a fallu s’y reprendre à plusieurs fois et forcer sur la corde. Puis l’aigle est tombé et s’est fracassé au sol. Sur la photographie qui a été prise alors, je me suis reconnu à droite sur l’image. Je portais alors une bande de tissu rayé cousu dans le dos et sur la jambe, signes distinctifs des détenus de Gusen. »

Libération de Mauthausen

L’histoire retient que la libération du camp de Mauthausen eut lieu le 5 mai 1945. L’une des images les plus diffusées de l’événement, qui montre un convoi de blindés s’avançant vers le portail du camp entouré d’une foule en liesse ayant déroulé une banderole en espagnol fut prise le 7, et la scène est une reconstitution pour l’image, afin d’immortaliser un moment historique. Chacun sait interpréter la liberté prise avec la vérité des faits.

Les Français (et les Belges) détenus au camp central bénéficièrent, pour la quasi-totalité d’entre eux, de libérations anticipées, en trois convois, les 22, 24 et 28 avril, à la suite de tractations réussies par la Croix-Rouge internationale. Quelques jours de moins au camp, ce n’était pas indifférent ! Le 5 mai 1945, ces déportés français sont arrivés à Paris, et le 8, certains d’entre eux sont à l’Arc de Triomphe pour fêter la Victoire sur l’Allemagne nazie. Le 5 mai, les Français qui ont vécu la libération du camp de Mauthausen sont ceux qui ont été ramenés le 28 avril, à pied, du camp de Gusen. La plupart des déportés français encore en vie début mai 1945, étaient à Ebensee, au Loibl, qui furent libérés les 6 et 8 mai.

Adeline Lee, dans le chapitre qui traite des derniers mois et de la libération des Français, est attentive au détail des jours qu’on résume par les événements proprement dits. Par exemple :

« Pendant quelques heures, après le départ du dernier convoi de la Croix-Rouge, Émile Valley a donc été, avec quelques médecins, presque le seul Français valide au camp central avant d’être rejoint par les évacués des Kommandos sous la menace des armées alliées. Il témoigne de ce que ces compatriotes arrivaient plein d’espoir, croyant leur libération proche. Le 28 avril, plusieurs centaines de Français valides présents à Gusen sont reconduits sous une pluie torrentielle au camp central, en vue de leur rapatriement par la Croix-Rouge. Malheureusement, le convoi de rapatriement qu’ils avaient croisé fut le dernier avant le départ des SS du camp, la situation militaire et l’encombrement des routes entravant désormais totalement la circulation des véhicules, déjà peu aisée quelques jours auparavant, comme en témoigne le rapport sur ces opérations : « Le convoi se dirige vers Linz – qui vient d’être sérieusement bombardé – et parcourt les rues éventrées par les bombes. Les chauffeurs canadiens et suisses doivent faire des acrobaties. » Entendu dès son arrivée à Paris par les services du ministère Frenay, Paul Guivante de Saint-Gast, alias Marco Polo, donne aux autorités françaises un tableau assez juste du nombre et de la localisation de ses compagnons qui restent à rapatrier : sur les 79 800 présents, 4 400 seraient de nationalité française et se trouveraient dans les camps d’Ebensee (2 500), Mauthausen (600), Gusen (600), Loibl Pass (300), Linz (200) et Wels (200). Il précise par ailleurs qu’après ce transport, il ne resterait plus à Mauthausen que deux Françaises. Lui-même donne les clefs de sa connaissance précise des effectifs lorsqu’il indique avoir effectué durant sa captivité tout le travail nominatif concernant les Français, « travail qui est en lieu sûr sur place et qu’il faudra récupérer lorsque le camp sera libéré ». Sa connaissance ne se borne pas aux effectifs puisqu’il témoigne également de l’extermination en cours, 800 personnes ayant été gazées dans la nuit du 21 au 22 avril, 1.200 ayant péri la nuit suivante. Après ces trois convois et pendant près d’une semaine, rien n’évolue réellement, et c’est seulement le 3 mai que les SS quittent le camp de Mauthausen, remplacés par des hommes du Volkssturm et des pompiers de Vienne (Wiener Feuerschutzpolizei) commandés par le colonel Kern. Pour les Français restés au camp, il allait désormais falloir attendre la véritable libération, puis de longues journées avant de pouvoir espérer rentrer chez soi. »

NDLR : pour cette présentation, les notes de l’auteur ont été supprimées.

L’Amicale ravive la Flamme sous l’Arc de Triomphe de l’Étoile

Cette cérémonie, que Pierre Saint Macary nous a désignée comme un rendez-vous à honorer sans faillir, s’est tenue la première fois en 1946. Depuis lors, une délégation de l’Amicale de Mauthausen, chaque 5 mai, a ravivé la Flamme et déposé sur la tombe du Soldat inconnu une gerbe presque toujours en forme de triangle rouge, frappé d’un F de fleurs blanches, comme le 4 avril 1945, qui était un samedi (voir sur ce site, où la collection complète de nos bulletins est accessible, le n°5).

Le 5 mai 2020, le Comité de la Flamme a procédé en notre nom au ravivage de la Flamme et a déposé la gerbe de l’Amicale. L’Amicale remercie chaleureusement Monsieur Éric Banse, commissaire coordinateur à la cérémonie de ravivage de la Flamme.

le ravivage de la Flamme par le Comité de la Flamme, Paris, 5 mai 2020

Les commémorations sur les sites de Mauthausen, en Autriche et en Slovénie

L’usage a établi que la principale cérémonie internationale se tient le dimanche qui suit le 5 mai. Les autorités autrichiennes prennent des libertés parfois avec ce calendrier, en particulier pour tenir compte du calendrier des fêtes catholiques.

En Slovénie, elles se déroulent en principe vers la mi-juin, pour tenir compte du calendrier national slovène. On se souvient que, en 2019, les Autrichiens de Carinthie et les Slovènes ne sont pas tombés d’accord sur une date commune, événement sans précédent. Ceci a contraint l’Amicale à accomplir deux déplacements, à une semaine de distance…

En ce printemps 2020, ainsi que nous l’avons indiqué il y a un mois, tous nos rendez-vous mémoriels publics sont supprimés. Nous avons donc décidé, alors que la décision d’annulation a été prise tardivement par les organisateurs autrichiens, de renoncer au voyage du 75ème anniversaire, les amis italiens et espagnols ayant fait de même. Pour nos trois pays réunis, ce sont des milliers de participants attristés, mais qui affirment le report sur 2021 des énergies mobilisées. – sur le thème de cette année : « une humanité sans frontières »… ! Puis le MKÖ (Mauthausen Komitee Österreich) a convaincu le Comité international de s’impliquer dans un programme de cérémonies « virtuelles » médiatisées auxquelles il était demandé à nos associations d’apporter des contributions. Ainsi, nous a-t-on assuré, tout aurait lieu comme d’habitude – ce que nous ne pensons pas du tout. C’est le contenu même du message envoyé par l’Amicale, et qui devrait trouver place dans la « cérémonie virtuelle » du 10 mai, à 11h.

► site du MKÖ

Un message de Daniel SIMON

Liesbeth List : la Cantate de Mauthausen

Liesbeth List chante (en néerlandais) la Cantate (ou Balladede Mauthausen (textes de Iakovos Kambanellis, musique de Mikis Theodorakis), créée en 1966.

Chanteuse et comédienne néerlandaise, Elisabeth (Elly) Driessen naquit à Bandung (Java, colonie néerlandaise, jusqu’à l’indépendance de l’Indonésie en 1949) le 12 décembre 1941, trois jours après la déclaration de guerre des Pays-Bas au Japon.
Liesbeth vécut les premières années de sa vie dans un camp d’internement japonais, où sa mère qui fut « femme de réconfort » se suicida en 1946.
Liesbeth List est décédée aux Pays-Bas le 25 mars 2020.

La part visible des camps au Pin

L’exposition La part visible des camps a été présentée dans la petite ville du Pin (Seine-et-Marne).

La cérémonie de vernissage, le 7 mars, organisée par Martine et Emmanuel Tomas Espejo, en mémoire de José Tomas Espejo, déporté républicain espagnol, a réuni beaucoup de monde.

► accéder à la présentation de l’exposition,
parue dans un journal local
et sur le site de la Société d’Histoire de Claye et de ses Environs

Informations diverses

  • Les bureaux de l’Amicale sont fermés.
    Ildiko assure une veille régulière et répond aux appels.
  • Le bulletin d’avril (n° 360) est supprimé.
    Un numéro double, n°360-361, paraîtra en juin, si la situation le permet.
  • Toutes les commémorations du 75ème anniversaire de la libération des camps, en Allemagne et en France, prévues ce printemps, sont annulées :
    voyage sur les sites, Journée de la Déportation. Les autorités autrichiennes n’ont rien décidé de tel.
    Certains ont relevé que le message de vœux pour 2020 paru dans le Bulletin de janvier dernier, qui n’annonçait pas le confinement que nous vivons, se terminait ainsi : « Porter témoignage publiquement est nécessaire. Partager par la pensée notre patrimoine de mémoires réchauffe les cœurs. »

Situation sanitaire : message de Daniel Simon

MESSAGE À TOUS
du président de l’Amicale de Mauthausen,

26 mars 2020, revu le 31 mars

La situation sanitaire rend impossible le grand rendez-vous, sur le sol autrichien, du 75ème anniversaire de la libération du camp de Mauthausen.

Le Bureau de l’Amicale (consulté à distance) a pris acte de la nécessité d’annuler notre voyage de mai. Par une décision prise le 31 mars, il n’y aura pas non plus de délégation française aux éventuelles commémorations, le 13 juin en Autriche et en Slovénie, sur les sites nord et sud du camp du Loibl/Ljubelj.

Au 1er avril, les autorités autrichiennes n’ont annoncé aucune décision encore concernant les commémorations de mai. Or la signification de celles-ci réside d’abord dans le grand rassemblement international des organisations de tous les pays qui portent la mémoire de Mauthausen, reflet de la réalité cosmopolite du camp et de la force du Serment prononcé le 16 mai 1945 par les détenus libérés. Les amis italiens et espagnols ont été les premiers à annoncer qu’ils ne participeraient pas. Il est quasi-certain qu’aucune délégation non-Autrichienne ne fera le déplacement. Le CIM tiendra sa réunion à distance. Il travaille par ailleurs, en lien avec le MKÖ (Mauthausen Komitee Österreich), à un rendez-vous virtuel, avec images d’archives historiques ou récentes et vidéos fournies par les délégations nationales empêchées. Mais le temps est court, les moyens requis non encore mobilisés, les vecteurs de diffusion très incertains, et il serait malvenu que les organismes autrichiens mettent sur pied un protocole à leur mesure.

La mémoire collective a besoin de rituels, inscrits dans le calendrier. Le rendez-vous de mai prochain allait voir se réaliser une importante mobilisation, autour de la délégation de l’Amicale – je pense spécialement aux cinq groupes de lycéens, qui avaient préparé avec ambition leur participation et pour lesquels il ne sera pas possible de différer l’événement. Certes, ils n’auront pas tout à fait travaillé en vain, quelque chose aura germé en eux, mais la foule de mai, la vraie fraternité qui règne sur le site de Mauthausen, ils ne les connaîtront pas.

Quant à nous, qui vivons avec regrets et tristesse la nécessité de ne pas honorer à Mauthausen le 75ème anniversaire de la libération, nous ne fétichiserons pas le chiffre : nous reporterons sur mai 2021 notre grand rendez-vous commémoratif et demandons au CIM et aux associations nationales de transférer sur mai 2021 toutes nos énergies ! On peut penser que, dans les lycées impliqués pour ce printemps, les professeurs recommenceront le travail avec une autre génération d’élèves et seront à nos côtés à Mauthausen.

Voici donc notre calendrier :

  • Le 26 avril, tous les rendez-vous de la Journée de la Déportation seront annulés.
  • Le 5 mai prochain, il est hautement improbable que notre Amicale ravive la Flamme sous l’Arc de Triomphe.
  • Le 13 juin, il n’y aura pas de délégation française sur les sites du Loibl Pass, si tant est que les commémorations soient maintenues.
  • Du 24 au 29 octobre, voyage de mémoire sur les sites autrichiens de Mauthausen.
  • Les 20-22 novembre prochain, l’Amicale tiendra son congrès à Lyon. Le Comité international de Mauthausen nous y rejoindra pour tenir sa session d’automne. Pour ce double événement, nous avons demandé à l’ONAC le label « 75ème anniversaire de la libération ». Participons nombreux à cet important rendez-vous !
  • Mai 2021 en Autriche : 76ème anniversaire de la libération de Mauthausen !

Enfin, le bulletin n°360, qui devait paraître fin avril, est supprimé.
Un numéro double, 360-361, paraîtra, si tout va bien, courant juin.

Avec l’assurance de mes sentiments très fidèles.

Daniel Simon

Conférence de Nikolaus Wachsmann

à l’invitation de l’Union des associations de mémoire des camps nazis

Dans le cadre prestigieux du Grand Salon de la Sorbonne, à l’initiative de l’Union des associations de mémoire des camps nazis (Interamicale), qu’avait bien voulu soutenir le Recteur de l’académie de Paris, une importante conférence de l’historien Nikolaus Wachsmann s’est tenue lundi 2 mars. Après quelques mots d’accueil par Monsieur Rachid Azzouz, représentant le Recteur, il revint à Dominique Durand d’ouvrir la séance au nom de l’Interamicale et à Dominique Boueilh de conclure.

Nikolaus Wachsmann, professeur à Birbeck College (Université de Londres) est l’auteur de l’imposante somme traduite en français en 2017 sous le titre : KL. Une Histoire des camps de concentration nazis. Devant un public constitué de membres des associations, d’universitaires et d’élèves et étudiants d’Île-de-France encadrés par leurs professeurs, Nikolaus Wachsmann a répondu aux sagaces questions d’Emmanuel Laurentin, journaliste à France Culture.

Posant d’emblée le problème du langage approprié pour ce sujet sensible, il a insisté sur l’importance et la diversité des témoignages individuels, chaque parcours étant unique. Le temps est selon lui peut-être venu de synthétiser les apports des témoins et de plusieurs générations d’historiens dans ce qu’il a nommé une « histoire intégrée ». Interrogé sur les origines de ces camps, peu connue en France, il a insisté sur leur diversité initiale, les hésitations voire l’improvisation dont ils furent d’abord le résultat, avant que leur soit donnée une forme de cohérence – toutefois adaptable aux phases successives de leurs douze années d’existence, la guerre leur donnant une dimension nouvelle. Les SS y conçurent leur action comme une forme de guerre intérieure au Reich ; la fonction du travail y évolua, de la pure humiliation à l’exploitation économique d’une population esclave ; la société allemande y trouva une image terrorisante et galvanisante. Nikolaus Wachsmann dénonce à ce propos deux mythes : celui d’un peuple allemand innocent parce qu’ignorant ; et celui du « grand silence » de la mémoire des années 50-60 en Europe.
Pour illustrer la complexité de cette histoire, Nikolaus Wachsmann a repris, comme dans son ouvrage, l’exemple de l’évolution spécifique du camp d’Auschwitz. Il s’est, pour terminer, avancé sur la piste d’une histoire « émotionnelle » où les témoignages des détenus trouveraient toute leur place – mais où les bourreaux auraient aussi, à leur manière, la leur.

Claude Simon

On lira dans le prochain bulletin de l’Amicale (à paraître en avril) un écho plus précis de la conférence.

De gauche à droite : Emmanuel Laurentin, Nikolaus Wachsmann, Dominique Durand

L’auditoire

Le journaliste et l’historien

Les voyages du 75ème anniversaire

MAI 2020 EN AUTRICHE

Il ne vous reste plus que dix jours pour vous inscrire : jusqu’au 15 février 2020.

►télécharger le bulletin d’inscription.

et aussi

JUIN 2020 EN AUTRICHE ET EN SLOVÉNIE

Les commémorations sur les sites des camp nord et sud du Loibl / Ljubelj auront lieu samedi 13 juin.

Contacter Christian Tessier ou l’Amicale.

Iakovos Kambanellis, Mauthausen

Iakovos Kambanellis, Mauthausen, éd. Albin Michel, traduit du grec par Solange Festal-Livanis. 374 p., janvier 2020

La parution début janvier du récit de Iakovos Kambanellis est l’événement de librairie qui ouvre l’année du 75ème anniversaire de la libération des camps. Vous lirez ci-dessous une version un peu développée de l’article envoyé, au nom de l’Amicale, pour publication dans Le Monde des livres.

Iakovos KAMBANELLIS, Mauthausen, récit1
GRAND TEXTE, AVENTURE ÉDITORIALE

La jaquette des Éditions Albin Michel – une belle photo de Iakovos Kambanellis, chemise ouverte, la mer en arrière-plan, et un propos tiré d’un entretien tardif : « Je suis encore un homme du camp » – illustre la situation profondément paradoxale que connaissent les déportés à leur libération des camps nazis. Sort-on jamais du camp ? En cela, le texte de Kambanellis rejoint d’autres grandes voix de la littérature concentrationnaire.

Pourtant ce livre est profondément original. Sous un titre frontal et neutre, il propose au lecteur français un récit doublement décentré. Il éclaire la réalité méconnue que furent les jours, les semaines, les trois mois vécus par ceux qui, libérés de Mauthausen, durent attendre, pour motifs sanitaires, logistiques ou politiques, d’être rapatriés ou, à défaut, renvoyés quelque part vers le futur : des Italiens, des Polonais, des Soviétiques, des Espagnols, des Grecs, des femmes et beaucoup de détenus juifs. Leurs départs échelonnés donnent lieu à d’émouvantes cérémonies. Vision décentrée aussi, pour les lecteurs familiers des témoignages publiés en français sur le camp de 1945 aux années 2 0002, celle d’un détenu grec, les identités et perceptions nationales étant l’une des vérités complexes de la société du camp. Dans leur quasi-totalité, les détenus français au camp central encore en vie au printemps 1945 – comme ceux, les plus nombreux, affectés dans des Kommandos extérieurs, hantise de Kambanellis – n’ont pas vécu l’arrivée des libérateurs américains le 5 mai : ils ont pu bénéficier, dans les derniers jours d’avril, d’un retour négocié vers la France dans des camions de la Croix-Rouge.

Sur cette période pour ainsi dire jamais évoquée, les lecteurs français, même les plus familiers de l’histoire et des mémoires de Mauthausen, apprendront beaucoup à la lecture de Kambanellis. Les autres manqueront-ils de repères pour mesurer le caractère extraordinaire des aventures connues durant ces semaines, la prouesse de la conscience et de l’écriture que constitue pareille imbrication des temporalités ? Le large écho que trouve, à sa parution en France, le texte de Kambanellis doit-il étonner ? La notoriété de l’écrivain-dramaturge s’est peu étendue hors de Grèce – de la fameuse Cantate Mauthausen, les poèmes mis en musique par Mikis Theodorakis sont de Kambanellis, mais qui le sait ? C’est la maestria de l’écrivain qui est honorée : dans sa postface, la traductrice le place, pour ce seul livre, au rang de Jorge Semprun ou Primo Levi.

Sur le camp en activité, la substance factuelle est d’une grande richesse. Par le procédé des retours en arrière, le narrateur rapporte, en séquences disséminées sur l’ensemble du récit, le quotidien du camp. Des éléments topographiques : l’escalier et la carrière de Wiener Graben, le portail d’entrée de la forteresse, le Revier en contrebas, mais aussi le paysage, les villages environnants. Des épisodes souvent racontés, inégalement, pour leur éloquence emblématique : l’évasion collective des officiers soviétiques du Block 20 en février 1945, les supplices en musique, les détenus attachés aux anneaux de l’entrée, le cadeau d’anniversaire du commandant du camp à son fils (des détenus comme cible vivante), … Les figures sinistres, qu’on trouve dans d’autres récits : le commandant Ziereis, Bachmayer, chef du camp des détenus, le terrible chien Lord. Des noms de détenus qui jouèrent un rôle important dans le Comité international de libération : des Espagnols, des Tchèques… Les Espagnols José Bailina et Casimir Climent (dont les noms sont transcrits approximativement – bel effet involontaire de vérité), Le lieutenant-colonel américain Siebel. « ”Clementes”, l’Espagnol communiste et catholique », qui assure : « En Espagne, on a tout foiré. » Ou ce jour de mai, pour le départ des Espagnols (une partie d’entre eux), le discours de Manuel Razola… Des références à foison, qui dessinent Mauthausen donc, sa forte identité, et non un camp nazi indifférencié.

Pour l’autre moitié, l’écriture explore les chemins de la liberté, entremêle des scènes burlesques et tragiques. Les figures féminines y occupent une place notable, au point de brouiller le fait que Mauthausen fut d’abord et presque exclusivement un camp d’hommes. L’auteur ne s’embarrassant pas de repères temporels, et les notes infrapaginales étant quasi-inexistantes, le lecteur doit comprendre seul que ces femmes ne sont pas les trois mille transférées de Ravensbrück en mars 1945 – les cinq cents Françaises et les Belges rapatriées dans les camions Croix-Rouge fin avril – mais celles qui, venues de l’est, occupèrent le « camp des tentes » à partir de l’hiver 1944-45, majoritairement juives. Parmi elles, une Lituanienne avec lequel le narrateur tisse une liaison, qui occupe largement la seconde moitié du livre. Élément fictionnel ? La traductrice assure que non. Mais sur ce point, Charlotte Delbo a dit juste, en exergue de son récit Aucun de nous ne reviendra (1963) : « Aujourd’hui, je ne suis pas sûre que ce que j’ai écrit soit vrai. Je suis sûre que c’est véridique ». L’aventure porte les problématiques du retour à la liberté : la nécessité d’apprivoiser les lieux du camp, le lent retour d’un corps moins faible, les nuits hachées par les cauchemars. Cet amour n’est pas une bluette, il signifie la victoire.

L’énergie à vivre de ce jeune homme qu’est Kambanellis se lit dans le ton du récit. Dans la lutte contre le désespoir, l’humour est une arme. L’auteur promène ainsi un regard amusé sur les événements cocasses de la vie au camp, avant comme après la libération : un accident de side-car, les médicaments POUR la dysenterie ou un veau antifasciste :
« Les Américains l’avaient de nouveau arrêté à la porte centrale pour lui dire qu’il devait rendre tout de suite le veau à la ferme où il l’avait pris. Monsieur Vangélis a de nouveau demandé un interprète.
– Dis-leur que c’est le veau lui-même qui m’a demandé de le mener à Mauthausen. Les soldats ont trouvé cela drôle et ils se sont mis à rire.
– Dès qu’un veau me voit, il s’approche de moi et il me dit : “S’il te plaît, emmène-moi au camp pour que vous me mangiez ! je ne veux pas que les Allemands me mangent !… Moi j’ai toujours voulu aller au camp pour que vous me mangiez, mais je ne pouvais pas : je n’étais pas libre ?”
[…] » (p. 145).

Kambanellis écrit un texte engagé : membre de l’organisation clandestine de résistance du camp, il célèbre le rôle de la Grèce dans la résistance au nazisme, souligne la solidarité des Russes, chante la vérité de l’internationalisme. Sa position de représentant de ses compatriotes dans la structure internationale qui dirige paritairement le camp avec l’armée de libération lui offre un point de vue élargi sur les contradictions politiques qui s’installent très vite. L’été 1945 à Mauthausen, la guerre froide a commencé : les détenus libérés doutent de la réelle volonté des Américains de juger les SS, les Polonais antifascistes s’affrontent à leurs compatriotes conservateurs qui ne veulent pas rentrer dans leur pays sous orbite communiste et des conflits déchirent les Italiens arrivés à Mauthausen à des dates différentes, donc pour des raisons différentes. La nouvelle donne géopolitique a transformé les Anglais en ennemis pour les déportés juifs qui veulent rejoindre la Palestine : Kambanellis, qui s’est promis de rester au camp jusqu’à la fin, avec les plus faibles et les plus malades, raconte une évacuation rocambolesque.

Surtout, pour survivre au camp, il faut le raconter. Kambanellis a commencé à écrire son récit à Mauthausen même, ne le remise pas et en publie des extraits dans la presse des années soixante. Mais le texte met aussi en valeur l’importance des récits oraux, y compris poétiques ou fabulants. Les Grecs veulent entendre et réentendre l’histoire des Russes qui ont tenu tête au Kapo, le narrateur se raconte à lui-même son héroïque courage devant le poteau d’exécution et les amoureux s’interrogent : jusqu’où doit-on ou non raconter l’horreur ?

L’auteur est un homme que le camp n’a pas broyé ! Pour autant, il est resté « un homme du camp » : tous l’ont vécu ainsi. S’il n’a pas été arrêté comme résistant, mais fuyant son pays occupé pour une vie meilleure, vers le Moyen-Orient d’abord, puis tentant de gagner la Suisse par l’Autriche et accusé d’espionnage, il réserve une belle place aux leçons léguées au camp par celui qui le protégea durant sa détention, le détenu communiste allemand Schneider qui, dans le partage idéologique du monde en deux blocs, a clairement choisi le sien.

L’Amicale de Mauthausen se réjouit que cette traduction permette à un large public d’accéder au texte de Kambanellis – dont existait une version anglaise – juste pour le 75ème anniversaire de la libération des camps.

À ce livre d’écrivain, il convient de ne pas chercher noise sur les statistiques. C’est au travail éditorial qu’il revient de veiller à donner les clés des approximations ou raccourcis qui risquent d’obscurcir ou dévoyer la lecture : pourquoi afficher un nombre des morts du camp qui, sans souci des résultats de la recherche historique, partout disponibles, est immédiatement diffusé, dès la parution du livre, tel quel, dans plusieurs médias ? Que ces chiffres soient puisés dans le texte de Kambanellis ne les accrédite pas : les premiers temps, ces déformations de la réalité furent monnaie courante – subjectivité et myopie du témoin ! Quand même, indiquer la proportion d’un survivant pour neuf détenus, c’est fâcheux et dévastateur : ce type de dérive est le fonds de commerce des négationnistes ! Non, il n’y eut pas « 240 000 exterminés » à Mauthausen ! Les estimations aujourd’hui vont de 90 000 à 120 000, et les facteurs d’incertitude sont connus. De même, ce ne sont pas « 11 000 Espagnols » qui succombèrent au camp, ni « 13 000 » qui y entrèrent « l’été 1940 ». La réalité est aujourd’hui assez bien établie, des sources fiables sont aisément accessibles. L’auteur a consulté, certes, l’ouvrage du détenu-historien Hans Maršálek, mais ne semble pas connaître de sources plus récentes, ce dont il serait malséant de lui faire reproche. Il en va autrement, dans une publication d’ampleur comme celle-ci, de la responsabilité de la traductrice et de celle de l’éditeur.

On déplorera aussi que la traductrice, spécialiste de Kambanellis écrivain, n’accorde pas attention, dans le lien qu’elle instaure avec ses lecteurs français, au corpus des récits publiés sur Mauthausen, se cantonnant à quelques livres fameux d’écrivains rescapés d’autres camps. Jean Cayrol est certes mentionné, mais seulement comme l’auteur du « commentaire » du film Nuit et Brouillard, qui n’est ici d’aucune pertinence – et même si Cayrol s’est presque interdit, on le sait, de raconter son quotidien à Mauthausen. On regrettera que l’éditeur ait méconnu que nous sommes des lecteurs informés, exigeants – et sommes, qu’on le veuille ou non, le cœur de cible d’une opération éditoriale sur ce sujet. Solange Festal-Livanis a connu l’homme Kambanellis et soutenu une thèse sur son œuvre. Nul n’est en droit de lui reprocher de n’avoir pas la même connaissance familière de la langue des camps, et de Mauthausen. Parle-t-on jamais « des ”annexes” » de Mauthausen (le mot apparaît entre guillemets) ? Camp annexe ou camp satellite, oui, parfois Kommando. Le mot « surveillant » qui revient à plusieurs reprises, pour nommer, semble-t-il, les Posten, les gardes, est malvenu, puisqu’inusité. Les usages terminologiques sont importants. Ainsi encore, ces « navets gros comme des melons », ce sont les rutabagas…, pardi, de sinistre mémoire dans de très nombreux récits.

L’escalier de Wiener Graben compte, pour Kambanellis, « environ 200 marches ». La question est moins d’observer cette curieuse imprécision factuelle que de signifier qu’il ne s’agit pas d’un décompte – d’ailleurs, durant la période d’activité du camp, le chiffre a varié de quelques unités – mais d’un fait culturel sur lequel s’est polarisé le poids emblématique de la violence concentrationnaire. En atteste le titre donné par Christian Bernadac à l’un de ses livres, publié en 1975, Les 186 marches, incrusté dans la mémoire collective et conservé dans bien des bibliothèques familiales. En conclusion, s’il convenait de ne pas étouffer l’écriture de Kambanellis sous un appareil critique trop copieux, le choix de l’éditeur est sans doute un peu léger. Un plus juste étiage était à trouver.

Il y a deux ans, une jeune chercheuse franco-grecque avait pris contact avec l’Amicale, pour nous informer qu’elle avait entrepris la traduction française du récit de Kambanellis et qu’elle estimait que nous pourrions être de bon conseil. Nous avions eu deux rencontres de travail. Puis elle nous a informés qu’elle renonçait, ayant appris qu’elle avait été devancée.

Soixante-quinze ans après, ce passé bouge encore, c’est peu dire. Les mémoires privées et collectives du système concentrationnaire nazi et, en l’occurrence, de Mauthausen, affleurent encore, s’éveillent à l’appel du nom. Deux thèses d’histoire ont été soutenues en France sur Mauthausen, l’une il y a un quart de siècle, l’autre il y a cinq ans (dont la publication est proche). Les représentations du camp sont multiples, à la mesure d’une réalité difficilement saisissable, encore très actives, comme seront exigeantes et déterminées les foules venues de tout le continent qui convergeront, le 10 mai prochain, vers un toponyme et vers les murailles de granit de « la forteresse ». Peut-on publier en feignant de croire que l’oubli et l’ignorance ont occupé tout l’espace, que les consciences sont vides et que ce livre éclot dans un désert ?

Sylvie Ledizet, Daniel Simon

1 Éditions Albin Michel, traduit du grec par Solange Festal-Livanis. 374 p., janvier 2020
2 Des 4 000 déportés français revenus de Mauthausen, 130 ont publié le récit de leur expérience du camp, avec des ambitions contrastées bien sûr. L’intégralité de ce corpus a été en Autriche l’objet d’une étude universitaire du philologue Peter Kuon, qui l’a publiée en français : Peter Kuon, L’écriture des revenants. Lectures de témoignages de la déportation politique. Ed. Kimé, 2013

Extrait (Mauthausen, Iakovos Kambanellis, p. 188-189) :

Parfois, on nous annonçait qu’un des malades agonisait ou était déjà mort. Le jour s’assombrissait, l’été s’assombrissait. Nous avions des pensées de paranoïaques : « Pourquoi meurent-ils, alors que nous sommes libres, alors que la guerre est terminée ? » Nous allions en vitesse chercher le mort à l’hôpital, afin que les autres malades ne le voient pas. Nous allions à la menuiserie pour trouver un cercueil, tâche qui n’était pas toujours facile. On ne faisait plus de cercueils. Plus personne ne croyait que des hommes mouraient encore. Le cœur lourd, les menuisiers choisissaient le bois en nous disant : « Restez ici en attendant, ce ne sera pas long. » Ils disaient cela parce qu’ils voulaient avoir de la compagnie pendant qu’ils le fabriqueraient. Les femmes habillaient et paraient le mort des heures entières, puis elles lui donnaient un tas d’objets à emporter avec lui. Même un peigne, un mouchoir propre, des cigarettes. Elles cueillaient toutes les fleurs des parterres alentour, pour qu’il en ait pendant toutes ces longues années où il n’en verrait plus.
Le cercueil n’était pas peint. Mais bien avant qu’on le transporte dans la tombe, ses planches nues se couvraient de lettres et de messages pour l’autre monde :

« Ma Lotte chérie, je t’écris deux mots à nouveau. J’ai interrogé au sujet de notre enfant tous ceux qui sont venus d’Auschwitz. Je n’ai rien appris. Ayez pitié de moi, ne me laissez pas seul… »
« Vous qui resterez dans ce lieu, pardonnez-nous. Nous n’avons pas décidé de notre vie et de notre mort, ni avant, ni même maintenant… »
« Mes chers parents adorés, nous allons bien. J’entends toujours vos dernières paroles à la gare : “Prends soin d’Annette.” Toute ma vie, je ne ferai rien d’autre. »
« Mon fils, je marche jour et nuit dans Mauthausen et je demande à la terre où elle a caché tes cendres. Les autres s’en vont. Comment puis-je partir les mains vides ? »
« Mara, Héléna, Moous, mes chers enfants, j’ai juste un petit travail à terminer. Je ferme les portes et les fenêtres de la maison qui sont restées ouvertes depuis, et j’arrive… Je vous embrasse mes chers petits, mes enfants adorés, je vous embrasse… je vous embrasse.
 »

Nous transportions le mort, accompagné du courrier pour la Mort, à l’ancien stade et nous le remettions aux milliers de morts de Mauthausen qui reposaient dans la même terre[1].
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[1] L’ancien terrain de football des SS fut transformé par les libérateurs en cimetière provisoire. Environ 30 000 déportés « sont décédés après leur libération et ont été enterrés hâtivement, par crainte des épidémies, sur l’ordre des autorités alliées, aux abords du camp, des Kommandos ou des hôpitaux ». Ces corps ayant « échappé aux flammes des crématoires » furent exhumés en 1955. Lire à ce sujet Claude Bessone, Jean-Marie Winkler, Le projet d’ossuaire du camp de concentration de Mauthausen. Exhumations et rapatriement des corps (1955-1961). Préface de Hans Maršálek. Ed. Tirésias, 218 p., 2007.

Les Rendez-vous de l’histoire, Blois : L’Italie

Le thème de la session 2019 était : L’Italie.
L’Union des associations de mémoire des camps nazis a organisé et animé une table ronde à laquelle ont participé des hôtes de marque, venus d’Italie, d’Autriche et de France.

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