Linz 2000

De la mémoire à la conscience européenne,
symposium européen Mauthausen-Linz – 29, 30 et 31 octobre 2000

Extraits d’un article de Madame Thérèse Cousin paru dans la revue Historiens et Géographes n°375 (juillet-août 2001) – Rubrique « Europe »1, textes de liaison par Jean Gavard.

Madame Thérèse COUSIN est membre du Comité National de l’A.P.H.G., Présidente de la Régionale de l’Académie de Grenoble.

L’auteur rappelle les initiatives prises conjointement par son organisation et l’Amicale de Mauthausen depuis 10 ans pour organiser un voyage d’étude annuel sur le site du camp. Elle poursuit :

« Aujourd’hui, au tournant du siècle, les deux associations ont convenu d’aller plus loin et d’adapter cette action aux attentes nées d’un nouveau contexte… Il est donc apparu nécessaire, tout en gardant la visite du camp, selon une formule qui a fait ses preuves, d’enrichir cette visite de trois façons ».

L’auteur indique les trois innovations :

  1. ouverture de l’organisation des visites aux descendants des déportés ;
  2. internationalisation des participations d’enseignants ;
  3. prolongement de la visite par deux jours de colloque à Linz sur le thème qui coiffe son article.

Madame Cousin développe ses observations autour de trois centres d’intérêt :

1. Visiter Mauthausen à l’écoute des témoins

« …C’est mettre ses pas dans les leurs, parcourir avec eux chaque étape de leur arrivée au camp, imaginer chaque moment de leur vie dans le système concentrationnaire… »
[…]

Les différentes étapes de la visite sur les lieux significatifs choisis par les organisateurs sont décrites en détail. Mme Cousin précise :

« Mais les lieux ne parlent pas tout seuls. Pour faire comprendre les rouages du système concentrationnaire, les déportés se sont fait historiens. Ici, ils nous donnent les arguments pour répondre à tous ceux qui nient l’existence des chambres à gaz ; comment prétendre que cette porte blindée avec son hublot et son épais caoutchouc d’étanchéité puisse être celle d’une salle douche ? »

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2. Transmettre la mémoire

« Si aujourd’hui, le devoir de mémoire vis-à-vis de la période nazie semble aller de soi et relève d’une forte demande sociale, il n’en a pas toujours été ainsi. »

Michel Fabréguet, professeur à l’université de Strasbourg, ouvre le colloque en faisant le point sur les étapes du témoignage et de la recherche historiques concernant le système concentrationnaire et d’extermination nazi.

« Aujourd’hui la notion de « devoir de mémoire » s’est imposée dans nos sociétés, mais cette notion reste floue et doit être approfondie. »

Elle soulève en fait une multitude de questions : quel est le rôle respectif des historiens et des témoins ? quelles sont les spécificités et les limites de la mémoire et de l’histoire ?
[…]

Il revenait à Jean-Pierre Azema, professeur d’histoire à l’Institut des Sciences politiques, membre du jury national du Concours de la Résistance, de présenter les rapports délicats entre mémoire et histoire, entre acteurs et historiens, thème sur lequel les participants reviendront souvent au cours du colloque face au système concentrationnaire nazi.

En fait, histoire et mémoire sont de natures différentes. L’Histoire se veut une reconstruction savante, distanciée, « scientifique », à portée générale. Même si elle est partie prenante de l’histoire, la mémoire n’est pas l’histoire. Individuelle ou collective, elle se veut incomparable. Elle reste singulière, marquée par l’affectif, incomplète et sujette à variations au cours du temps. C’est pourquoi l’historien, lui aussi, s’est longtemps méfié des témoins.

Pourtant l’historien doit donner toute sa part à la mémoire, tout en sachant distinguer les apports spécifiques des différentes mémoires et leurs limites. Comme Antoine Prost (Douze leçons sur l’histoire, Seuil, 1998), il conclut que l’historien ne doit pas se mettre au service de la mémoire mais la transformer en histoire.

Madame Joëlle Dusseau, au nom de l’Inspection Générale d’Histoire et de Géographie, reviendra sur cette question.

Après avoir souligné l’importance de la mémoire dans la construction de l’humanité (l’homme est en effet caractérisé par la mémoire), elle en montre les limites. C’est pourquoi elle préfère parler de « devoir d’histoire » que de « devoir de mémoire ». Il ne s’agit pas de surdimensionner le rôle de l’histoire, mais de rappeler ses exigences, car elle est une constante relecture du passé, une interrogation fondamentale, nécessaire pour vivre le présent, un effort de réflexion au-delà de l’émotion.
[…]

Si ce « devoir d’histoire » doit prendre en compte l’apport irremplaçable des témoins, un problème se pose : comment garder vivante la mémoire quand ils ne seront plus là pour l’exprimer ? qui prendra le relais une fois les témoins disparus ?
[…]

Certes, la survie des Amicales concerne particulièrement les descendants des déportés qui ressentent mieux que d’autres le rôle important qu’elles jouent pour la préservation et la visite des sites, et pour les archives qu’elles ont recueillies. Mais au-delà, il y a des limites à leur engagement. Le poids de l’affectif peut être trop lourd. Les descendants ont le droit de ne pas revendiquer de responsabilité particulière. L’héritage n’a de sens que s’il est librement consenti.
Les professeurs d’histoire, bien entendu, ont la tâche spécifique d’intégrer les témoignages dans leurs cours sur le système concentrationnaire. Mais les enseignants de lettres, de philosophie, les artistes, les cinéastes, les journalistes et bien d’autres, peuvent aussi, dans le cadre de leur activité, jouer ce rôle de relais.

À tous se pose la question du contenu, de quoi s’agit-il dans le devoir de mémoire et d’histoire ? Qu’avons-nous à transmettre aux jeunes générations ?

Du fait du caractère exceptionnel de la réalité concentrationnaire, tout discours dans ce domaine doit associer étroitement trois dimensions. L’une, scientifique (la recherche sur les faits et leur mise en perspective historique) ; l’autre, éthique ; la troisième, civique.

Après avoir développé ces trois points de vue, l’auteur s’interroge sur les moyens d’action pour l’avenir.

Les outils pour la transmission de la mémoire sont perfectibles. Ils doivent viser un vaste public à l’école et hors de l’école.
[…]

La possibilité de créer de nouveaux outils apparaît aujourd’hui avec les CD-Rom et Internet. Les échanges par-delà les frontières en sont facilités.

Mais ce qui importe avant tout, c’est que l’outil donne à entendre le plus directement possible la voix des déportés. Le plus urgent aujourd’hui est donc d’enregistrer le plus de témoignages possible tant qu’il en est encore temps. Les jeunes peuvent se passionner à réaliser cette collecte.
[…]

Un professeur italien a expliqué comment il a suscité l’intérêt des élèves en leur faisant réaliser leur propre création (une vidéo de 8 mm)

L’art ne doit pas remplacer l’information et le raisonnement historique. Mais il peut les compléter.

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3. Construire la conscience européenne

« Le projet hitlérien pour l’Europe, était de construire sous la domination du IIIe Reich une Europe allemande fondée sur le racisme et l’exclusion.
Paradoxalement, en rassemblant dans les camps des millions de victimes venues des quatre coins du continent, ils ont opéré le plus grand brassage de peuples que l’Europe ait jamais connu, et créé des bases d’un autre avenir pour l’Europe.
[…]
Le symposium a été l’occasion de découvrir cet aspect des camps, de confronter les mémoires nationales sur cette période, et de réfléchir entre Européens à un avenir commun au-delà du traumatisme de la guerre et des nationalismes.
Le camp, lieu de mémoire et ferment paradoxal de la conscience européenne.
29 nationalités se sont trouvées représentées à Mauthausen. À l’extérieur de l’enceinte, les monuments aux morts de toutes ces nations se dressent, signe impressionnant de l’orgueil du 3e Reich, et symbole de la permanence du sentiment national chez les peuples européens. Soit deux défis que la construction européenne avait en charge de relever.
Il faut imaginer pour le nouvel arrivant, la découverte de cette Babel des langues et des coutumes, source d’incompréhension et d’inimitiés. À cela s’ajoutaient les divisions et les conflits politiques hérités de l’avant-guerre. »

Madame Cousin met alors en lumière deux facteurs qui ont fondé la solidarité des déportés : l’inhumanité du traitement subi par tous de la part des SS ; et la reconnaissance d’une valeur commune, l’antifascisme. D’où la nécessité de :

« Confronter les mémoires nationales pour surmonter les divergences.
Dans son allocution d’accueil, M. le Recteur Ardelt invitait les membres du colloque à mettre à profit cette occasion d’accueillir et de confronter les diverses mémoires nationales.
Pour les professeurs français présents, cette démarche était nouvelle. Habitués de longue date à enseigner le nazisme, la 2ème guerre mondiale et la déportation à nos élèves, nous avons tendance à penser qu’il en est de même partout. La discussion a permis de mesurer au contraire à quel point la perception de cette période est différente selon les pays ».

L’auteur rapporte les témoignages donnés par les enseignants des cinq nationalités réunies à Linz et conclut :

« Il y a encore beaucoup à faire à différents niveaux pour qu’émerge au-delà de ces mémoires différentes et parfois falsifiées, une conscience européenne fondée sur la même appréhension du nazisme et du phénomène concentrationnaire.
La conscience européenne n’est pas la somme de nos consciences nationales. Elle se bâtit à petits pas sur le fondement de valeurs communes et la conviction d’avoir à construire ensemble l’avenir ».
[…]
« Vivre ensemble suppose d’abord une réappropriation du passé ».

Madame Cousin rappelle que la volonté de construction européenne plonge ses racines dans le passé. Elle évoque l’Europe des universités, des artistes, des marchands du Moyen Âge, les idéaux révolutionnaires, les efforts des enseignants d’histoire contemporaine pour construire un enseignement commun. Mais :

« La conscience européenne doit aussi se vivre au présent. Dans une Europe où les démons du racisme, de la xénophobie et du nationalisme exacerbé sont encore présents, leur dénonciation doit rassembler les citoyens au-delà des frontières nationales. Le colloque a été non seulement l’occasion d’en parler, mais de le vivre. Il n’était pas indifférent en effet, que la tenue de ce symposium à Linz, n’ait été décidée avant que les sanctions prises par l’Union Européenne aient été levées. Nous avons été frappés par la chaleur avec laquelle Monsieur le Recteur de l’Université de Linz et le Secrétaire Général du comité international de Mauthausen en ont remercié les organisateurs. Par ailleurs, il se trouve que durant le colloque, un attentat a été perpétré par l’ETA à Madrid. Tous les participants ont partagé l’émotion des délégués espagnols et leur ont témoigné leur solidarité.
Comme l’a rappelé Madame Joëlle Dusseau, l’expérience terrible du génocide et du système concentrationnaire sur leur sol, impose aux citoyens européens d’être particulièrement attentifs à tous les phénomènes semblables qui se sont déroulés dans le monde depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Enfin, l’avenir de l’Europe est entre les mains des jeunes d’aujourd’hui. Les participants ont débattu également des moyens à mettre en place pour développer chez eux la conscience européenne.
Il faut tout d’abord donner une dimension européenne aux outils dont nous avons déjà parlé : créer une Banque de données européennes, échanger sur Internet nos expériences pédagogiques et pourquoi pas, créer un Concours européen de la Résistance et de la Déportation.
[…]
En conclusion, on comprendra que les professeurs d’histoire qui ont participé à ce symposium européen, ont reçu au-delà de ce qu’ils pouvaient attendre. Ils remercient chaleureusement l’Amicale de Mauthausen et les hôtes autrichiens qui en ont assuré la réussite.
Grâce aux deux jours de rencontre qui ont suivi la visite du camp, ils ont pu prolonger les échanges avec les déportés. Cette prolongation a permis de prendre une certaine distance avec l’émotion qui les a submergés lors de la visite du camp ; et de mieux assimiler la richesse des informations qu’ils leur ont apportées. Ils mesurent le courage et la générosité dont ils ont témoigné pour surmonter l’épreuve de la remémoration et les remercient pour tout ce que leur témoignage leur ont apporté, témoignage non seulement sur la déportation, mais aussi sur le combat incessant contre la haine qu’ils ont mené depuis la fin de la guerre. Jamais les échanges avec eux n’avaient été aussi riches.
La qualité des conférences, l’effervescence intellectuelle lors des débats, l’intérêt d’une confrontation des expériences entre européens, et la convivialité dans laquelle ces trois journées se sont déroulées, tout a contribué à donner à ce Symposium une densité exceptionnelle. On ne peut qu’espérer qu’il aura des suites et que l’expérience soit renouvelée, tout en souhaitant que soient préservées les visites du camp de Mauthausen, accessibles à un plus grand nombre de professeurs d’histoire ».

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1 revue de l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie
le numéro : 120 F (18,29 €) – BP 6541 – 75065 Paris Cedex 2