Bayeux 2016

Lors du 46ème congrès de l’Amicale, à Bayeux, 18-20 novembre 2016, Adeline Lee*, auteur de la thèse de doctorat soutenue le 19 décembre 2014 à l’Université de Caen Basse-Normandie, sous la direction de Jean Quellien : Les Français internés au sein du complexe concentrationnaire du KL Mauthausen : trajectoires a donné une conférence articulée autour de deux sujets :

Le statut de camp III
Le repli

Le propos de cette conférence retranscrit par Caroline Ulmann a été publié dans le bulletin n°347, janvier 2017, p. 24-28. Nous le reprenons ci-dessous.

Le cadre de mon étude a porté uniquement sur les Français, par volonté d’être exhaustive, dans un corpus raisonnable, pour lesquels je pouvais consulter les dossiers des déportés, internés à Mauthausen, soit pour plus de 8 800 noms, dont 577 femmes (des chiffres presque définitifs).
L’axe choisi aujourd’hui est de démontrer que le concept d’absurdité, qui est encore aujourd’hui avancé dans les études historiques sur le fonctionnement des camps de concentration, ne peut tenir, même si cette notion est celle du déporté qui vivait dans le camp. Pour s’affranchir de cette notion d’absurdité, il faut prendre du recul par rapport au système concentrationnaire. Pour la plupart des détenus, c’était impossible, à part quelques exceptions notables. Mais quand on est dans la position des historiens, on peut s’interroger sur le système. Olga Wormser, Michel Fabréguet,  Robert Steegmann, Bernard Strebel, tous ont interrogé ce concept d’absurdité parce que des témoignages qui servent de base au travail sur les camps nous renvoient à cette notion.
Les détenus sont affectés dans le camp selon trois critères :
1) volonté de punir, répression (appartenance au camp de niveau III) ;
2) besoin de main d’œuvre ;
3) épisode lié à la situation géographique de Mauthausen, lieu de repli des marches de la mort en 1945, et dernier camp libéré qui en fait le terme de celles-ci.
Les trois aspects ne vont pas s’exclure l’un l’autre. Le détenu peut être interné dans le cadre d’une action répressive. Cela n’empêche pas qu’on le mette au travail. Ceux qui sont transférés, évacués d’autres camps, début 1945, sont destinés au travail.

Le statut de camp III

Quelle est l’origine de cette directive ? Elle vient de Heydrich en 1942, qui classe les camps selon trois catégories : I (Dachau, Auschwitz I, Sachsenhausen) ; II (tous les autres) ; III (Mauthausen, le seul).

Le classement se fait en fonction du degré de dangerosité des détenus : les détenus « non récupérables » sont classés dans la catégorie III. On ne trouve pas ces catégories dans les témoignages, mais chez les historiens. Olga Wormser n’y voit qu’une opération de camouflage. Pour elle, le décret n’a pas été appliqué, c’est un décret « fantoche ». On retrouve aussi cette position chez Michel Fabréguet.
Pourtant les premiers à être placés dans le décret NN sont expédiés à Mauthausen : premier convoi du Nord Pas-de-Calais, en juillet 1943 acheminé à Sarrebruck qui devient une plaque tournante pour les NN, puis convois en provenance de Romainville et Compiègne. Ce sont presque exclusivement des communistes et des résistants, membres de réseaux d’espionnage et des services de renseignements interalliés. Les maquisards représentent 7 %, les otages 0,6 %, les infractions aux lois sur le travail moins de 1 %.

Pourquoi ces hommes ont-ils été NN ? J’ai étudié le parcours de ces hommes. Il s’agit de « l’élite »  des groupes de détenus, toujours des gens haut placés dans la résistance, ou des maquisards armés, combattants, comme des passeurs de frontières, armés aussi et combattants. Avec Thomas Fontaine, qui a travaillé sur la répression, j’ai étudié les mêmes catégories. En apparence, les individus classés en catégorie I ou III sont les mêmes. Si on reste au niveau des grandes catégories, on a le même pourcentage de groupes de résistants et de communistes. C’est là qu’il est important d’étudier chaque parcours et les cas individuels pour comprendre pourquoi chaque résistant est classé en catégorie I, II ou III. On s’aperçoit que, dans les catégories I et II, on a plutôt des membres de la branche politique, des distributeurs de tracts, des agents de propagande et de liaison. Et dans la catégorie III on est plutôt en présence de la branche armée, beaucoup de FTP, et dans la branche politique on a des syndicalistes, des élus, des militants communistes. Et ce n’est pas un hasard si les Allemands ont repéré ceux-là pour les placer dans la catégorie III. C’est parce que le décret précise « non rééducables » et ils sont jugés ainsi. Pour les résistants, c’est la même chose, il faut s’intéresser à ce qu’ils sont : plutôt des membres des réseaux d’espionnage et de renseignement. Pour Sarrebruck, c’est encore le cas : on retrouve des  résistants impliqués dans des affaires « graves ». C’est le cas du réseau Johnny. Ils sont déportés à Mauthausen via Sarrebruck dans la IIIe catégorie et dans les compte-rendus on voit qu’ils ont été coupables d’espionnage et de tentative d’assassinat. Dans ce convoi, de nombreux chefs de réseau (Jacques Renouvin, André Malavoy, …) et des responsables de la résistance. J’ai mis du temps à identifier l’un d’eux, Hervé Monjaret. Les Allemands n’ont jamais su son nom mais ils ont réussi à percer son rôle. Il a assuré la liaison entre Jean Moulin et le BCRA et il a été placé en NN Gestapo catégorie III.

Des gens ont également été placés dans ces convois en raison de leur profession, notamment beaucoup de policiers (Gaston Pateau, le commissaire de la gare de Lyon, impliqué dans l’affaire Brossard en lien avec le bataillon Valmy qui concerne à la fois des communistes et des gaullistes). On retrouve de nombreux inspecteurs de police (Marcel Quillent). Le profil est toujours celui de membres haut placés dans les organes de résistance. Et si on s’arrête sur les maquisards, ce ne sont pas des jeunes qui veulent échapper au STO, ce sont des maquisards armés qui ont été arrêtés en combattant, et même aux passages de frontières on s’aperçoit que ce sont des personnes armées qui voulaient se défendre et tuer le douanier qui les arrêtait. Ce ne sont que quelques exemples mais dans la plupart des cas, on arrive à comprendre ce classement en catégorie III. Ce qui caractérise vraiment les gens de ces convois, c’est leur profil et on s’aperçoit que les Allemands prennent un soin particulier dans la sélection, souvent ils sont arrêtés très longtemps avant d’être déportés, il y a une grande minutie dans les enquêtes, jusqu’à la clôture de l’affaire. Alors on les déporte. Certains sont arrêtés en 1942 et déportés à la fin de l’année 1943. Cela concerne moins de 1000 Français. Certes ce n’est pas la majorité, mais ce n’en est pas moins significatif de la classification des camps.

Toujours pour s’interroger sur l’application des textes du système, j’ai dit déjà que le deuxième motif d’internement des Français était un besoin de main d’œuvre au sein des camps. A l’hiver 42, les Allemands comprennent que la guerre va être très longue, et après Stalingrad un double problème se pose : il y a de plus en plus de morts allemands. Il faut regarnir les fronts. Les usines se vident. Il faut remplacer la main d’œuvre, donc en 1943 une réorganisation complète des camps se met en place. Pohl, le chef de l’organisation de la SS, dit, dès le printemps 1942, qu’il faut modifier l’organisation des KL, que la répression des NN n’est plus au premier plan, que le centre de gravité s’est déplacé vers l’économie et la mobilisation de toutes les capacités, d’abord pour les besoins de guerre.
Le 14 décembre 1942, Himmler publie un décret qui demande l’envoi en KL de 35 000 hommes aptes au travail. Cette décision est relayée quelques jours plus tard au service de la Gestapo et constitue ce que l’on appelle l’opération Meerschaum, (traduction « Écume de mer », dont le sens n’est pas clair) qui fixe l’échéance au 30 janvier 1943, repoussée en juin parce que trouver tous ces hommes n’est pas simple. Dans le cadre de ce décret, six transports sont organisés vers les camps dont deux pour Mauthausen, avec 1 860 Français. Le profil n’est plus le même que celui des NN Gestapo, on trouve 6,6 % de communistes, 10,5 % de membres de la résistance organisée (alors que les NN représentaient 80 % des convois). En revanche, si on prend en compte les infractions aux lois sur le travail, on monte à 7,7 % ; les gens arrêtés lors de manifestations, 6,5 % ; ceux convoqués par les autorités,  3,7 % ; et 5,8 % de raflés. On prend aussi des gens arrêtés pour faits de résistance mais encore en prison. Mais le compte n’est pas encore atteint. Aussi à la fin de l’hiver 1943, les Allemands organisent de grandes rafles. Sur les 1860 déportés du convoi de Mauthausen, un sur quatre a été arrêté lors d’une opération de représailles : très nombreuses, elles se situent en majorité dans le Nord, exception faite à Villeurbanne en mars 1943. À chaque fois c’est le même déroulement : ils cernent plusieurs rues et referment la nasse, pour ce qu’ils appellent « un examen de situation » pour le moins sommaire, puis ils déportent aussitôt. On passe de motifs classiques à des rafles organisées pour remplir le quota du décret. Si on prend l’exemple des rafles de Nancy qui ont lieu le 2 mars : c’est un jour de Conseil de révision, les jeunes gens attendent l’audition, on ne peut pas leur reprocher de vouloir échapper au STO. On dispose d’un rapport d’audition d’un haut responsable nazi, en octobre 1945, qui mentionne que l’objet de la rafle de Nancy « c’est une action » commanditée par Berlin et exécutée sur tout le territoire occupé européen. Il s’agissait bien de recruter un grand nombre de travailleurs pour un travail bien défini pour être confié à des déportés dont l’état général était déficient, contrairement à ce que prévoyait le texte au départ. Il fallait trouver le plus d’hommes désœuvrés dans les rues. « On n’a interrogé personne. »  Telle est la phrase terrible du rapport. Ils sont internés le soir même à la prison de Nancy, sans savoir pourquoi ils sont là. La caractéristique de ces transports Meerschaum est qu’ils comportent beaucoup de raflés, puis, pour des motifs qui n’auraient pas valu la déportation quelques mois avant, ils prennent tous les gens qu’ils ont sous la main, sous de vagues suspicions, sur des dénonciations de voisinage, et les gens sont déportés très vite, les interrogatoires quasi absents, les motifs très vagues, « suspect ». On est dans l’urgence pour remplir les KL de gens aptes au travail.

À l’été 1943, on constate des transformations dans le travail des détenus, un changement de profil des hommes. Puisque, jusqu’en 1942, l’essentiel est de punir, on les affectait à des travaux épuisants, que le travail soit utile ou pas (les carrières). À partir de 1943, on les affecte à la production d’armement ou à des productions stratégiques pour le Reich, à part au Loibl Pass qui est un projet un peu à part (percement du tunnel routier à la frontière). A cette époque-là, des directives concernant le traitement des détenus visent à réduire la mortalité, surtout dans les camps usines, dans la banlieue de Vienne où les conditions sont un peu moins difficiles qu’à Gusen. Le système dispose d’une grande masse de déportés. Maintenant se pose la question de savoir – on va garder le fil conducteur de l’absurdité – si on les place dans les KL de façon aléatoire ou pas, suivant les lieux et les arrivées ou bien si l’on tient compte de leurs qualités professionnelles ?

Sur les listes de transfert, deux parties : soit une liste avec les travailleurs spécialistes et une liste avec les travailleurs non spécialistes. La  question est de savoir si les aptitudes professionnelles seront utilisées par les SS ou s’ils n’y attachent aucune importance. La réponse des historiens jusqu’ici était : « pas d’application ». Finalement, au gré des besoins, à leur arrivée, les déportés étaient envoyés dans les Kommandos qui s’ouvraient. Les postes de spécialistes étaient plus liés aux relations dans le camp qu’à un choix déterminé des nazis. A son arrivée au camp, le détenu déclare une profession. Il est tout à fait susceptible de mentir. Or, quand on regarde les dossiers, est inscrite généralement la véritable profession. On peut voir le décalage avec ce qui est dit à l’arrivée. On s’aperçoit que très peu ont menti sur leur profession. Il y a des cas très célèbres, comme Semprun, mais ce n’est pas la majorité. Même pour les professions dont on sait qu’elles n’auront aucune utilité au camp : employé de bureau, philosophe.. Globalement, les professions dont dispose l’administration nazie lors de l’arrivée des détenus colle avec leur aptitude au travail. Mais en tiennent-ils compte ?

Lors de l’enregistrement, une première carte est destinée à la police, la Gestapo du camp, et une autre destinée au Bureau du travail. On en trouve une troisième qui sert à encoder les caractéristiques du détenu. On encode à peu près tout : la situation familiale, le nombre d’enfants, la profession, le motif d’arrestation, le service responsable de la déportation, etc. Et quand on s’intéresse à l’encodage, on a du mal à comprendre comment ils ne s’en seraient pas servi. En effet il y a 3 chiffres, le premier de 0 à 7, et deux chiffres qui se suivent. Le premier donne le secteur d’activité. On a une véritable classification comme aujourd’hui. Un journaliste américain, William Blake, qui a publié « IBM et l’Holocauste », a été décrié. Certes il y a des erreurs, même nombreuses, mais il a eu le mérite de soulever un point qui est absolument essentiel pour comprendre le fonctionnement des camps de concentration. Il avait un double handicap : il est journaliste – handicap vis-à-vis de la communauté IBM, et il avait l’autre tort d’être concerné par la déportation. On lui a fait un procès d’intention. Très mal reçu aussi par l’ensemble de la communauté historienne. Annette Wieviorka parle dans Le Monde « d’un beau sujet gâché » et dit que le travail est mal fait. Il n’a pas avec lui de réseau d’historiens. Pour moi il a le grand mérite d’avoir soulevé un élément essentiel du système concentrationnaire. Ce système est connu sous le nom de procédé Hollerith. On le retrouve partout. C’est un procédé mécanographique : chaque code correspond à un trou sur une carte, qui permet de retrouver instantanément un mécanicien, un menuisier etc. ; tous les critères étaient encodés, les nazis pouvaient sortir les fiches selon des critères répressifs ou professionnels. Et ce dont ils avaient besoin. Toutes les fiches individuelles portent un tampon Hellerith, sur toutes les fiches de transfert, de décès, etc., soit sous forme de code « sortie du camp » et différents modes : libération codée A1, évasion A7… et même les camps sont codés, Auschwitz 1, Buchenwald 2, Mauthausen 7, jusqu’à 12. Le matricule sert de code aussi.

Si on revient à la question du travail, pourquoi s’amuseraient-ils à tout coder, pour savoir ce que le détenu est capable de faire, si ce n’était pas pour l’utiliser. Cela paraît logique. Et pourtant ce sont les conclusions des historiens qui ont travaillé sur le sujet. M. Fabréguet écrit : « en général, les professions des détenus n’étaient pas prises en compte lors des affectations aux Kommandos de travail… Pour les SS les détenus étaient des sous hommes et il était inutile de se préoccuper de leur orientation professionnelle à l’intérieur des camps ». […] La répartition des détenus dans les différents Kommandos se situait donc essentiellement en fonction des circonstances conjoncturelles, […]  alors que le marché du travail réclamait jusqu’en 1942 des travaux de force et de manœuvre, les capacités professionnelles n’étaient pas employées à l’exception de certains emplois ».
Si on regarde la thèse de Steegman sur Natzweiler, il évoque aussi une gestion non rationnelle.

J’ai procédé à la comparaison entre la profession antérieure du déporté et son affectation au travail dans le camp. C’est comme le cas du décret de classification des camps, la plupart exercent des emplois de manœuvre non qualifié, mais il y a un certain nombre de spécialistes et c’est sur ceux-là que je me suis penchée : profession identique, 50 %, et même 60 % pour les cas les plus connus, plus 12 % pour aptitude aux travaux demandés. L’absence d’aptitude ne représente que 22 %. Bien sûr le pourcentage varie selon les Kommandos, mais cela colle pour Wiener Neustadt, Melk, Passau, le Loibl Pass. Et ce n’est pas un hasard si cela se vérifie pour ces camps-là et pas les autres, parce qu’ils constituent les premiers Kommandos où arrivent les Français, dès l’ouverture du Loibl à l’été 1943, à Melk au printemps 1944 et à Passau. Les Allemands disposent d’un réservoir à l’arrivée du camp dont ils connaissent les professions, des camps ouvrent à la même période. Ils regardent le profil des gens pour les affecter au travail. Là où on note le plus de divergence entre les aptitudes et les emplois dans les Kommandos, c’est quand il s’agit d’arrivées de second transfert, on n’a pas forcément le « profil » dont on a besoin.

Sur la base de pourcentages comme ceux-là, je pense que l’on peut conclure qu’il n’y a pas d’irrationalité dans la gestion des détenus. Au contraire, le système paraît réellement rationnel, et si on descend l’échelle des professions, on s’aperçoit que plus le poste est spécialisé, plus l’attention portée sur le choix du détenu qui allait l’occuper était grande. On arrive quasiment à 100 % de correspondance : dentiste, chimiste, dessinateur, électricien, ingénieur, dans toutes ces professions spécialisées. Même chose pour les personnes qualifiées pour l’aviation. Cela paraît logique dans les deux sens, car si on se place du point de vue du détenu : est-ce que l’on a vraiment intérêt à accepter un poste qu’on n’est pas capable d’exercer ? Gaston Vézès, interné à Linz, soulève le problème. « Je n’avais jamais mis les pieds dans une usine métallurgique, je n’avais pas vu d’autre machine que la machine à coudre de ma femme, lorsque je me déclarai ajusteur, je fus immédiatement conduit à l’atelier… ». Et ce n’est pas sans appréhension qu’il réfléchit aux conséquences de sa déclaration. Si vous n’êtes pas capable d’assurer ce poste qui sera contrôlé, vous risquez au mieux de retrouver un poste non qualifié après une sévère correction au pire être accusé de sabotage avec des conséquences souvent tragiques, donc, d’un côté comme de l’autre, il semble finalement assez logique que la déclaration des aptitudes professionnelles soient respectée.

Le repli

Les convois de transferts et d’évacuation débutent à l’automne 1944 avec les arrivées du camp de Dachau, le 18 août et le 16 septembre, puis en janvier avec les arrivées d’Auschwitz puis de Gross Rosen et de Sachsenhausen, et des femmes de Ravensbrück début mars. Dans les évacuations, ce qui est intéressant c’est de s’apercevoir que le statut de camp III de Mauthausen n’a jamais disparu même lors des transferts et des évacuations. Il faut déterminer le groupe de détenus que l’on va transférer si on prend le groupe « le plus dangereux ». C’est le cas des femmes : on a pris les femmes NN du Block 32. Elles ont un profil similaire aux hommes des convois NN. Ce sont les mêmes affaires, les épouses, les mères, les filles, les sœurs…des hommes qui sont depuis deux ans dans le camp.

En conclusion je pense qu’il n’y a pas d’absurdité, on considère comme absurde ce que l’on ne comprend pas. Même si on ne maîtrise pas complètement le raisonnement au niveau des fiches H, il y a encore bien des choses à découvrir au niveau des codes par exemple. Je pense très sincèrement qu’elles servent à quelque chose, même si on n’a pas encore d’explication.

Si le système est absurde, c’est par son caractère hyper-procédurier, les documents sont multiples, et les archives de Mauthausen sont très largement concernées. Pour un même transfert, il y a parfois trois listes : une liste par service concerné dans le camp, à tel point que sur les petites fiches vous retrouvez des petites cases, douze services pour le mouvement d’un détenu. Le problème est qu’au moment où l’Allemagne est obligée d’envoyer ses hommes sur les fronts, il faut trouver des gens pour faire tout ce travail, au départ confié à des droits communs, et au fur et à mesure que la population du camp croît, la délégation se fait de plus en plus et l’autorité nazie est amenée à divulguer des procédures extrêmement complexes à des détenus, par exemple Jean Veith ou Climent. Ils sont au courant de tout, des convois, des arrivées, des décès, et ces gens-là rentrent en 1945 et témoignent. L’absurdité du système est à ce niveau-là, c’est le cas aussi de l’enregistrement des décès, sur le registre original du camp, les morts sont rayés en rouge. La personne en charge s’est trompée en rayant le nom (il ne s’agit pas de Français) : les nazis vont chercher celui qui était rayé et l’exécutent…
L’absurdité, elle est là, dans la délégation de pouvoir qui finalement cause la perte du système. À Melk, on trouve André Ulmann avec un situation qu’il maîtrise complètement : il a compris qu’une partie de l’argent avait été détournée par le commandant du camp, et donc il a toute la possibilité de le faire chanter, c’est toute cette délégation qui à mon sens est absurde du point de vue allemand. Elle se situe là et pas dans une non application des textes. Ce n’est pas parce qu’ils n’ont pas eu un bon bilan qu’ils n’ont pas tenté d’appliquer les textes.

Je conclurai à une absence d’absurdité du système et il y a tout un pan de la recherche qui reste à faire à ce sujet.

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*Adeline Lee a reçu le titre de docteur en histoire avec mention « très bien » et les félicitations du jury à l’occasion de cette thèse. Elle a poursuivi ses travaux et écrit Les Français de Mauthausen – Par-delà la foule de leurs noms, publié en avril 2021 aux éditions Tallandier, 736 p., cahier couleur, préface de Thomas Fontaine, directeur du musée de la Résistance nationale de Champigny-sur-Marne, postface de Daniel Simon, président de l’Amicale de Mauthausen.
► voir sur ce site les différents articles intitulés Adeline Lee, Les Français de Mauthausen
màj | 19 mai 2021 |