Visiter les sites des camps

Plutôt qu’une méthodologie qui, bien que se voulant objective, se risquerait, somme toute, d’être partisane, il nous a semblé préférable de livrer ici à l’internaute – potentiel futur visiteur d’un camp ou de l’un de ses sites – les réflexions et impressions de ceux qui ont vécu une expérience sur laquelle ils se sont interrogés.

Plus de soixante-dix ans après leur libération, les sites des anciens camps nazis accueillent de nombreux visiteurs, et les rendez-vous commémoratifs sont empreints d’une étonnante énergie. Des traces et des gestesMémoires européennes des camps nazis, film documentaire de 52 mn donne à voir et entendre ceux qui fréquentent les lieux, parmi les plus impliqués. Qu’on en ait conscience ou non, les sites concentrationnaires sont inscrits désormais dans l’espace culturel de notre continent. Le regard porte principalement sur Mauthausen, en relation avec ce qui s’accomplit à Buchenwald, Natzweiler-Struthof, Ravensbrück, Auschwitz. Quatre pays européens.

Des traces et des gestes

documentaire de Bernard Obermosser et Jean-Louis Roussel,
52 mn, prod. Amicale française de Mauthausen, 2018 

Les réflexions ou impressions :


RETOUR À NATZWEILER

Dimanche après-midi ; la route goudronnée qui monte, lisse et tortueuse dans les montagnes, n’est pas aussi solitaire que je le voudrais. Des voitures me doublent, d’autres rentrent à Schirmeck, dans la vallée, et la circulation entrave le recueillement que j’espérais trouver. Je sais bien que moi aussi je participe avec mon véhicule à la procession motorisée, mais je me figure que si j’étais seul, ma présence, parce que je suis un vieux familier de cette atmosphère, ne modifierait en rien l’image qui repose au fond de moi, intacte, depuis la fin de la guerre. Un malaise confus s’éveille en moi, une résistance due au fait que ces montagnes qui sont partie intégrante de notre monde intérieur sont maintenant ouvertes et mises à nu ; à cette répugnance se mêle un sentiment de jalousie, non seulement parce que des yeux étrangers se promènent en ces lieux qui furent témoins de notre captivité anonyme mais parce que les regards des touristes ne pourront jamais (j’en ai l’intime conviction) se représenter l’abjection qui frappa notre foi en la dignité et en la liberté de l’homme. Mais en même temps, eh oui, venant d’on ne sait où, une modeste satisfaction, inattendue et un peu inopportune, s’insinue en moi, celle de savoir que les Vosges ne sont plus le domaine secret d’une mort solitaire et lente mais qu’elles attirent les foules nombreuses qui, bien que manquant d’imagination, n’en sont pas moins prêtes à compatir au destin incompréhensible de leurs fils disparus. […] 

J’ai pris conscience que le temps est maintenant mon complice, c’est pourquoi je me suis arrêté pour regarder l’herbe haute au-delà des barbelés ; j’essaie de me transporter dans la lande jaunie du Karst que j’ai arpentée il y a quelques jours mais, comparée à celle du Karst, cette longue et pitoyable crinière de foin est inepte dans sa permanence idiote. Elle n’y peut rien, je le sais, mais son obstination à pousser en silence me semble insensée : elle était là avant ça, elle était là tout le temps que ça a duré et elle y est encore. Cette herbe languissante, pourrissante, représente en cet instant l’existence stupide de chacun des brins d’herbe du monde. Rien de ce qui est sur la Terre n’offre à l’homme une proximité réelle, tout est sourd à sa voix, assujetti à sa croissance et si, au sommet de leurs petites tiges, des corolles éclatent, le chatoiement de leurs couleurs vives ne sert qu’à dissimuler, par mimétisme, cette cécité. Une consolation se mêle à ces pensées : celle d’être seul car le groupe et son guide sont loin, de l’autre côté de la terrasse, tandis que l’entrée, là-haut, est déjà complètement cachée. Je sais bien que cette exigence jalouse de solitude ne réussit à sauver que l’harmonie de mes souvenirs, pourtant je ne peux me défendre de l’arrière-pensée que, trop souvent hélas, la foule dans son déplacement lent et régulier ne fait que prolonger – même si c’est dans une autre dimension – la prostration amorphe de ces innombrables brins d’herbe jaunie.

Boris Pahor

Extrait de Pèlerin parmi les ombres (titre original slovène : Nekropola, Trieste, 1966)
Boris Pahor, né en 1913 à Trieste, a été déporté à Natzweiler, Dachau, Dora et Bergen Belsen.

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CONTROVERSE DE PHILOSOPHES

 Personne ne peut dire : « Le touriste, c’est l’autre ». Moi aussi, dans cette foule, je chercherais un endroit où boire, je grognerais, peut-être n’irais-je pas jusqu’à utiliser un téléphone portable – je n’en ai pas – ou ne chanterais-je pas I will survive. J’aurais un comportement plus digne, mais je serais nécessairement un touriste parmi d’autres. […]
Il est beaucoup plus aisé de se représenter les choses lorsqu’on lit Si c’est un homme que lorsqu’on visite un camp. Le camp est nu, abstrait, dépouillé de tout.
Je lis votre reportage et je me dis qu’honorer les morts, respecter les lieux, c’est aujourd’hui ne plus s’y rendre. Je suis donc sceptique sur la valeur pédagogique des voyages à Auschwitz pour les jeunes générations. Du moins, je me pose la question. Certains faits m’inquiètent, le chahut, la distraction, voire l’hostilité. Il faut une grande imagination pour que quelque chose se passe, une grande préparation, je sais que de nombreux professeurs font très bien les choses, voilà pourquoi je me garderais d’un jugement trop tranché. Mais mieux vaut s’y prendre autrement. Nous avons des instruments, nous ne sommes pas démunis, il y a le travail des historiens, il y a les œuvres des cinéastes, et il y a surtout les livres, par lesquels devrait s’opérer l’essentiel de la transmission ».

Alain Finkielkraut, pour Télérama, 14 décembre 2011

« C’est bien le lieu de notre histoire. Mais ce lieu est désormais vide de tous les acteurs de sa tragédie. Le feu de l’histoire est passé. Parti avec la fumée des crématoires, enfoui sous les cendres des morts. Est-ce à dire qu’il n’y a rien à imaginer parce qu’il n’y a rien – ou si peu – à voir ? Certainement pas. Regarder les choses d’un point de vue archéologique, c’est comparer ce que nous voyons au présent, qui a survécu, avec ce que nous savons avoir disparu. […]
On ne peut donc jamais dire : il n’y a rien à voir, il n’y a plus rien à voir. Pour savoir douter de ce qu’on voit, il faut savoir voir encore, malgré tout. Il faut savoir regarder comme regarde un archéologue.  Et c’est à travers un tel regard – une telle interrogation – sur ce que nous voyons que les choses commencent de nous regarder depuis leurs espaces enfouis et leurs temps enfuis. Marcher aujourd’hui dans Birkenau, c’est déambuler dans un paysage paisible qui a été discrètement orienté – balisé d’inscriptions, d’explications, documenté en somme – par les historiens de ce « lieu de mémoire ». Comme l’histoire terrifiante dont ce lieu fut le théâtre est une histoire passée, on voudrait croire à ce qu’on voit d’abord, à savoir que la mort s’en est allée, que les morts ne sont plus là.
Mais c’est tout le contraire que l’on découvre peu à peu. La destruction des êtres ne signifie pas qu’ils sont partis ailleurs. Ils sont là, ils sont bien là : là dans les fleurs des champs, là dans la sève des bouleaux, là dans ce petit lac où reposent les cendres de milliers de morts. […] Je ne prétends donc pas, en regardant ce sol, faire émerger tout ce qu’il cache. J’interroge seulement les couches de temps qu’il m’aura fallu traverser pour arriver jusqu’à lui. 

Georges Didi-Huberman, Écorces. 74 p., Éd. de Minuit, 2011

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UN ÉCHANGE AVEC BERTRAND POIROT-DELPECH

paru dans le bulletin n°288, janvier 2002, p. 9-10
après envoi à Bertrand Poirot-Delpech

[…] Après eux, qui portera l’irremplaçable témoignage ? Et comment ?
Cette extinction naturelle ne réjouit pas que les négationnistes. Les adversaires de commémorations et de la vigilance ont hâte que le flambeau passe aux seuls historiens. C’est oublier que ces derniers perdront un jour jusqu’aux preuves de ce qu’ils avanceront. Pour préserver ces pièces à conviction, il ne suffit pas de maquiller les postes de garde des Lager en billetteries pour touristes. Les chambres à gaz et les fours de Majdanek, les mieux conservés de tous les camps, finiront fatalement par rejoindre ce en quoi ils changeaient toute vie : la poussière. On commence à remplacer les barbelés rouillés, le pin bon marché des palissades et des miradors ; autant de ravaudages se prêtant aux soupçons révisionnistes.  On a équipé les baraques, ô dérision ! de paratonnerres, pour le cas, dirait-on, où le Ciel, après s’être montré discret durant le massacre, mettrait aux preuves qui restent le feu que les SS en fuite n’ont pas eu le temps d’allumer. À Lublin, dont les clochers à bulbe couleur de jouets annoncent l’Ukraine, l’immobilier se voit bien dressant des barres de HLM à la place des blocks malséants. La villa où le commandant nazi contemplait à distance le grouillement bleuté des suppliciés, on l’imagine bientôt, crépie de rose, parmi les petites annonces de résidences secondaires.
La chape de béton qui surplombe l’ancienne Appellplatz risque de gâcher la vue. Mais elle a la neutralité peu offensante des monuments de commande. Elle ne parle plus des milliers de victimes quotidiennes que comme l’ossuaire de Douaumont parle des poilus ensevelis de Verdun, ou, des communards, le Père-Lachaise. Les pèlerins peinent à s’y recueillir comme devant une sépulture globale […].
Mais ces traces elles-mêmes, le temps a toujours su les rendre à l’humus, sans avoir l’air d’y toucher. Resteront en dernier les alignements au sol, comme les voies antiques vues d’avion ; épure tremblée où l’archéologie future déchiffrera la démence que produisirent, au milieu du XXe siècle, la rationalité industrielle et l’orgueil hygiéniste d’un peuple si raffiné…
À moins que ne demeurent seuls d’époque – « Ami, entends-tu… »  –  les corbeaux de toujours, dans l’éternité de leur rase-mottes croassants, avec leur air de chercher s’il ne resterait pas quelque vestige d’agonie à chaparder, sous l’herbe grasse.

Bertrand Poirot-Delpech, de l’Académie française,
La mort en son jardin in Le Monde du 7 novembre 2001

[…] Les enjeux que vous posez sont en effet très explicitement les nôtres : accomplir des gestes rituels n’est pas ensemencer l’avenir ; les traces matérielles sont livrées à l’œuvre du temps, usure des choses et empiètement des vivants ; et d’abord, que sommes-nous, porteurs de quelle légitimité, en l’absence des déportés ? De même, nous connaissons aussi, ô combien, l’appréhension, parfois, voire la défiance de ceux-ci à l’égard et à l’approche des historiens. Nous avons matière à témoigner du bien-fondé de ces réserves, sans méconnaître qu’elles sont vaines. Enfin, nous observons avec la plus grande circonspection les prémices et la promesse, pourtant énoncées une fois sans sarcasme aucun par le président de l’AFMD, d’un « tourisme de mémoire ».
Ceci posé, si votre propos valide en quelque sorte nos constats et l’espace exact de notre activité, il sape en même temps les fondements de notre engagement. Prenant la parole au Monument français de Mauthausen, le 7 mai 2000, j’ai soutenu que Mauthausen ne serait jamais « un lieu apaisé, débonnaire, disponible à n’importe qui pour y faire n’importe quoi. […] Que Mauthausen n’est pas non plus une nécropole, parce que nul ici ne repose en paix. C’est un nom et un espace d’insomnie […], c’est un lieu de veille ». Ce n’est pas seulement que, de ces morts sans sépulture, nous porterions en errants le deuil impossible. Nous ne sommes pas en peine d’un recueillement comme devant « une sépulture globale », d’une Toussaint l’autre. La mémoire des camps est un travail qui a tout à craindre du stéréotype (de ce dernier à l’amalgame, voici tapi le négationnisme) ; il y eut une logique du système concentrationnaire, mais les sites et les parcours furent hétéromorphes. Nous n’éprouvons certes pas l’imminence d’une symbolique générique, anonyme, refroidie. Comme nos interlocuteurs et partenaires, en France, en Autriche, nous n’avons jamais autant d’énergie que dans le détail.
Aussi les traces sont-elles un véritable enjeu. Non seulement, pensons-nous, parce que le temps les érode, ni parce que les « ravaudages » de bonne ou mauvaise foi défigurent inexorablement l’authenticité des structures et des décors. En l’état où elles s’offrent, les traces matérielles témoignent de la considération que leur portent les vivants alentour, en même temps qu’à notre présence. Avec la Pologne et l’Autriche, singulièrement, à chaque étape de leur histoire, on mesure quel travail il s’agit d’engager ! Et bien sûr nous inventorions précisément, à Mauthausen, les sédiments d’un demi-siècle, pour les déplorer presque toujours, puis pour comprendre qu’ils font partie de cette histoire. […] Ne peut-on remiser le très long terme où tout passe, au profit d’une activité de vivant ? Et puis même : aux vérités de l’eschatologie, ne peut-on opposer les prodiges accomplis par l’archéologie ou la paléontologie, qui nous laissent l’espoir raisonnable que les traces les plus infimes et les « maquillages » les plus retors seront au bout du compte décodés ?
Vous aurez compris que nous pensons savoir qui nous sommes pour entreprendre ce que nous faisons : une conjuration de vivants, fatalement peu nombreux mais divers, attachés non pas à conserver mais à produire. Je n’éluderai pas ce qui pourtant effraie : quand aucun déporté ne témoignera plus, cette absence de parole ne sera pas comblée. Tous sont attachés à cette exigence, de même que résonnent en eux tant de voix qui, en un demi-siècle, se sont tues, dont chacun préserve l’unicité. Primo Levi assure que le pire, ce qu’a vu la Gorgone, nul témoin n’a survécu pour l’attester : pour autant, le reste n’est pas rien ! […]

Daniel Simon

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à consulter également :

Mémoires européennes des camps nazis

webdocumentaire de Bernard Obermosser et Jean-Louis Roussel
Canopé, 2015