Des hommes & des femmes

LE CAMP : D’ABORD DES HOMMES ET DES FEMMES…

Une structure bâtie, d’abord fonctionnelle, mais étrangement architecturée. À ce point, « la forteresse » n’en finit pas d’étonner ; elle est même un mystère (pas d’architecte connu, un portail extravagant, le granit : intimider, solenniser, exposer des repères archaïsants, afficher un camp pérenne dans un Reich de mille ans). Hormis l’enceinte de granit à Gusen, la haute muraille de granit sur la façade, cette prétention des deux miradors de l’entrée, à la silhouette de citadelle japonaise, ne vaut que pour le camp central (ailleurs, comme les autres camps, enceintes de barbelés, miradors de bois, et ça suffit à accomplir la mission du camp – donc, à Mauthausen, une intention supplémentaire). Ce n’est qu’un décor, une façade (d’où aussi l’inachèvement) – ça ne sert à rien : le barbelé, des baraques (Blocks) où sont entassés les châlits, les crématoires, la place d’appel suffisent au fonctionnement du camp.

Vingt baraques (plus les huit baraques du « camp russe » devenu, après l’élimination de leurs quelques milliers d’occupants, le Revier du camp, plus les extensions successives : camp des tentes, hangar affecté aux femmes en mars 1945) : on peut entasser quelque 20 000 Stücke). Entassement humain, promiscuité, jungle segmentée et hiérarchisée à l’infini. Flux permanent d’arrivées et de départs vers d’autres grands camps ou, plus souvent, vers des camp annexes de Mauthausen – et les morts, qui, en particulier les derniers temps, s’entassent entre les baraques, engorgent les capacités des crématoires, ceux du camp central et ceux des petits camps annexes qui ne disposent pas de cet équipement, et donc acheminent leurs morts vers Mauthausen plus ceux qui sont morts lors des transports. Lorsqu’on arpente les vestiges, cette masse humaine est ce qu’il y a de plus difficile à se représenter. Or, c’est le plus important.
En mai 1944, explique Pierre Saint Macary à la porte du camp : 10 300 hommes au camp central, dont 5 372 sont au Revier. L’espace clos de la « quarantaine », camp dans le camp (à l’extérieur, c’est « le camp libre »), toujours saturé. Donc un assez petit camp en effectifs, dont la carrière est le principal ou l’unique vrai Kommando de travail. Le camp, ses structures, mais aussi la société concentrationnaire, n’ont cessé de grossir et de se transformer, en presque 7 ans de fonctionnement.

Au total, seront entrés à Mauthausen environ 200 000 détenus, parmi lesquels quelques milliers de femmes (en particulier 3 000 transférées en mars 1945 de Ravensbrück évacué, dont 500 Françaises). Au total, 120 000 morts – évaluation exacte rendue difficile, malgré les registres SS : les non-immatriculés, les épuisés des marches de la mort, assassinés en chemin, les réutilisations parfois des matricules des morts…, le décompte précis est impossible. Cette dimension du réel est évidemment au centre des exigences d’une perception juste du camp, même des décennies après et la disparition de la quasi-totalité des déportés.