Le camp

IMPLANTATION, SYSTÈME, RÉSEAU

Le camp de concentration a été construit, sur les hauteurs de la petite ville de Mauthausen, sur la rive gauche du Danube et au confluent avec l’Enns, à 180 km à l’ouest de Vienne et 20 km à l’est de la ville industrielle de Linz, sur un axe ferroviaire reliant l’Autriche à l’Europe de l’ouest. Le camp est ouvert en août 1938, six mois après l’Anschluss (rattachement de l’Autriche à l’Allemagne), pour « les traîtres de toute l’Autriche ». 

Le site a été choisi du fait de la présence d’une importante carrière de granit (Wiener Graben), qui était propriété de la ville de Vienne. L’exploitation est concédée à l’entreprise DEST (Deutsche Erd- und Steinwerke), affiliée à l’Office central SS pour l’économie et l’administration, dont le siège est à Berlin. À quelques kilomètres, les carrières de Gusen : un camp annexe est ouvert en mai 1940, dont l’importance va grandir jusqu’à la fin du pouvoir nazi. 

Les premiers détenus, allemands et autrichiens, sont rejoints, dès les premières conquêtes militaires allemandes, par des opposants des territoires conquis militairement, tchèques et polonais, suivis, dès l’été 1940, de républicains espagnols vaincus avec l’armée française et spoliés du statut de prisonnier de guerre. L’internationalisation de la masse des détenus grossira avec la domination allemande en Europe. 

La « forteresse » de Mauthausen est construite avec les pierres de granit montées à dos d’homme sur la colline surplombant la carrière, en haut d’un escalier de 186 marches : c’est le premier chantier. À l’hiver 1941, à l’intérieur de l’enceinte, sont en place la Kommandantur, la place d’appel (Appellplatz), les garages des SS, dont la porte d’accès est surmontée de l’aigle impérial, le Bunker (la prison, les fours crématoires, la chambre à gaz) et les vingt premières baraques de détention [cf. sur ce site : Visiter les sites d’un camp]. L’agrandissement du camp ne cessera pas, tandis qu’il devient le centre de tri et de transfert vers des camps extérieurs.

Seul camp de catégorie III, selon le décret Heydrich (chef de l’Office central de sécurité du Reich) en janvier 1941, le camp de Mauthausen était destiné à recevoir les détenus les plus « dangereux et non rééducables », dans la terminologie répressive nazie, donc en particulier les « NN » – Nacht und Nebel, [« nuit et brouillard », cf. Le Troisième Monument] – et ceci restera jusqu’à la fin l’identité de Mauthausen, y compris les 3 000 femmes évacuées de Ravensbrück, dont 500 Françaises, majoritairement « NN ». Mais les mouvements de résistance se développant dans toute l’Europe occupée, et les besoins en main d’œuvre devenant une nécessité pour l’industrie de l’armement (opération Meerschaum [cf. Le Troisième Monument]), la population concentrationnaire s’étendit très au-delà des opposants politiques : réfractaires au STO, otages et raflés au hasard, condamnés de droit commun, prisonniers de guerre soviétiques destinés à une extermination de masse, tziganes et juifs transférés d’Auschwitz à partir de mai 1944. 

Si cette seconde fonction du camp n’efface jamais la première, l’exploitation intensive de la main d’œuvre détenue, pour répondre aux demandes de l’industrie de guerre, est le facteur déterminant, en 1943, de l’extension du réseau de camps dépendant de Mauthausen, sur plus de quarante localisations. Les détenus sont loués par la SS aux industriels : Steyr-Daimler-Puch AG, Reichswerke Hermann Goering, Heinkel Flugzeugwerke, Porsche GmbH, Solvay GmbH… Un second tournant décisif est pris vers la fin 1943 : il est urgent de mettre à l’abri les activités industrielles jugées décisives (aviation et fusées) des bombardements alliés ; celui de Peenemunde sur la Baltique conduit par exemple à replier les activités du camp de Wiener Neustadt dans un site camouflé (Zipf) et concevoir, sous l’expertise en particulier de l’ingénieur Fiebinger, de vastes réseaux de galeries souterraines, creusées par les concentrationnaires dans des conditions très mortifères : Gusen II, Ebensee, Melk. 

En 1944, sous la pression des armées alliées, par l’est et l’ouest, le camp de Mauthausen devient la destination des évacuations et de « marches de la mort » des camps du nord-est de l’Allemagne et de Pologne, ou de la région de Vienne, tandis que le « réduit alpin », lieu de naissance ou de séjour de maints hiérarques nazis, fait des camps les plus retirés du réseau Mauthausen, Ebensee, Loibl Pass, Gunskirchen, les tout derniers camps libérés de l’espace nazi, les 6 et 8 mai 1945. Le camp de Mauthausen a été libéré par les troupes américaines le 5 mai.

D’août 1938 à mai 1945, plus de 198 000 détenus de plus de 20 nationalités sont passés par Mauthausen, quelque 120 000 ont été assassinés, par les moyens les plus divers, dont le gaz, ou n’ont pas survécu aux sévices et au désastre sanitaire des derniers temps.

sources historiques : 
– Michel Fabréguet, Camp de concentration national-socialiste en Autriche rattachée (1938-1945), Honoré Champion, Paris, 1999
– Adeline Lee, Les Français de Mauthausen – Par-delà la foule de leurs noms, Tallandier, Paris, 2021

LA MORT PAR GAZAGE À MAUTHAUSEN 

Dans le complexe de Mauthausen, des assassinats par le gaz ont été pratiqués, selon diverses procédures et en plusieurs lieux.

L’« Aktion 14f13 » est le nom de code nazi des gazages de concentrationnaires sélectionnés pour la mort parce qu’inaptes au travail, épuisés, blessés. Les personnels du Revier, y compris les médecins détenus, étaient contraints de participer à la désignation des victimes (lire les récits de Gilbert « Debrise » Dreyfus et François Wetterwald : Cimetières sans tombeaux, Gilbert Debrise, Paris, La Bibliothèque française, 1945 (réédité chez Plon, 1979) / Morts inutiles. Un chirurgien français en camp nazi, François Wetterwald, texte intégral présenté, annoté par Thierry Feral, L’Harmattan, 2009).

Hartheim fut, de mai 1940 à août 1941, l’un des six centres de gazage des handicapés physiques et mentaux répartis sur le territoire du Reich (« Aktion T4 », en référence à l’adresse berlinoise de l’administration de l’opération, Tiergartenstrasse 4). Le gaz était le monoxyde de carbone. Dès le lendemain de l’arrêt général de la procédure, décidé à Berlin, les équipements et le personnel restant disponibles, furent transportés au château, depuis Dachau et surtout Mauthausen, des concentrationnaires sélectionnés pour la mort, qu’on laissait croire à un transfert au « sanatorium de Dachau ». Cependant, le premier convoi « 14f13 », le 11 août 1941, fut constitué de 70 jeunes juifs hollandais qui venaient d’arriver à Mauthausen, donc gazés en tant que juifs, près de six mois avant la conférence de Wannsee où fut décidée l’extermination des juifs (« Aktion Reinhard »). Pour les gazages de masse, dans les centres de mise à mort situés en territoire polonais, on retrouve des « cadres » formés à Hartheim : en particulier Franz Stangl, en poste à Sobibor avant de prendre le commandement de Treblinka ; Christian Wirth, commandant du camp de Belzec, puis inspecteur général des centres de mise à mort. 

À Mauthausen, la construction d’une chambre à gaz fut entreprise à l’automne 1941. Elle fut mise en activité en mai 1942. C’était une pièce aveugle, de petite capacité (on y entassait une soixantaine de personnes), camouflée en salle de douche, comprenant deux portes qui ne s’ouvraient que de l’extérieur. Dans un local contigu, était généré le gaz (Zyklon B) qui était introduit dans la chambre à gaz par un tuyau fendu sur un mètre de long, face au mur. Les dernières opérations y eurent lieu le 29 avril 1945 – tout derniers gazages effectués par les nazis.

Gazage dans des véhicules roulants. Le conducteur manœuvrait en roulant l’extracteur des gaz d’échappement pour les introduire dans le camion. Par la suite, on utilisa des véhicules équipés de cellules étanches pour les victimes et des bouteilles de gaz de monoxyde de carbone embarquées. Plus tard encore, dans des véhicules spécialement équipés, commandés par la SS auprès d’une entreprise extérieure, fut utilisé le gaz Zyklon B. Le véhicule circulait notamment entre le camp central et Gusen, partait de l’un des camps, jusqu’au crématoire de l’autre.

Des gazages occasionnels eurent lieu aux camps de Gusen I et Gusen II – et aussi à Mauthausen –, à plusieurs reprises, dans des baraques rendues étanches (à Gusen, le Zyklon B a été testé dans le Block 16, en mars 1942, soit deux mois avant la mise en service de la chambre à gaz de Mauthausen) et au Revier (Block 31) de Gusen en avril 1945.

Statistiques. La connaissance du nombre précis des victimes des gazages est impossible : les archives parfois manquent ou sont falsifiées, les détenus étaient parfois assassinés sans avoir été immatriculés. Serge Choumoff (détenu à Mauthausen puis Gusen I d’avril 1943 à mai 1945) n’élude ni la difficulté ni la nécessité de quantifier : « on peut évaluer à 5 200 le nombre des détenus tués par gaz » à Mauthausen et Gusen, « 6 000 à 8 000 détenus de Mauthausen et Gusen gazés à Hartheim », dont la Revue d’histoire de la shoah (voir infra) assure qu’ils furent plus de 8 000. Ce chiffre ne prend pas en compte les gazés « T4 » – exactement 18 269 à Hartheim, ce qui fait du château le plus meurtrier des « centres d’euthanasie » de l’Allemagne nazie.

Mémoire et histoire. Cette réalité historique, dont la rumeur circulait parmi les détenus (parfois déformée : ainsi, la véritable salle des douches au camp de Mauthausen n’a jamais eu la fonction d’une chambre à gaz), n’a pas été au premier plan de la mémoire de Mauthausen durant les deux premières décennies, principalement pour deux raisons. On n’évoquera ici que ce qui en fut perçu et pris en charge par l’Amicale française. 
D’une part, les familles des victimes ont pu avoir le sentiment qu’elles étaient un peu esseulées à l’Amicale : lors des « pèlerinages » ou des rendez-vous conviviaux à Paris, les rescapés et leurs proches occupaient le premier plan de la mémoire, les opérations de gazage – invisibles et jamais nommées par les bourreaux – n’ayant laissé aucune possibilité de témoignage des camarades de détention. Il fallut reconstruire le souvenir de cette réalité, qui constitue un dixième des morts français de Mauthausen. En 1951, la première stèle de mémoire apposée à Hartheim le fut par l’Amicale française, mais dans l’ignorance du sort des « dizaines de milliers des nôtres » [le chiffre ne considérait sans doute pas que les Français] transportés en cet étrange château dont nul n’était revenu : on racontait qu’il avait été un centre d’expérimentations in vivo.
D’autre part et plus fondamentalement, il fallut construire l’histoire des gazages. La soutenance de la première thèse d’histoire sur la déportation, à la Sorbonne, début 1968, fut un déclencheur. Olga Wormser-Migot y écrivait qu’il n’y avait pas eu de chambres à gaz « dans les camps de l’ouest ». L’onde de choc de cet énoncé au sein des associations de déportés, spécialement Ravensbrück et Mauthausen, fut immédiate : un noyau d’anciens déportés, au-delà de l’indignation, perçut la nécessité d’une réponse incontestable, d’autant plus que la période fut aussi celle de la montée des menées négationnistes. Serge Choumoff, scientifique maîtrisant l’allemand, le polonais, le russe et l’anglais, entreprit de produire une connaissance rigoureuse des assassinats par le gaz à Mauthausen, à partir principalement des archives. Ses travaux font autorité, même si, n’appartenant pas à la communauté des historiens, il fut aussi la cible de tentatives de marginalisation.

ressources : 
– Pierre Serge Choumoff, Les chambres à gaz de Mauthausen, camp de concentration nazi [« Chambre à gaz du camp-mère de Mauthausen – Chambre à gaz mobile entre Mauthausen et Gusen – Chambre à gaz de Hartheim – Gazages occasionnels de Gusen » – textes et documents annexes] 96 p., Amicale des déportés de Mauthausen, 1972
– Éditions revues et augmentées :
– – en annexe de Germaine Tillion, Ravensbrück, 3ème édition, 1988 : Les exterminations par gaz à Hartheim, Les exterminations par gaz à Mauthausen et Gusen, par Pierre Serge Choumoff ; aussi un tiré à part (Éditions du Seuil) des annexes d’Anise Postel-Vinay, Les exterminations par gaz à Ravensbrück et Pierre Serge Choumoff, Les exterminations par gaz à Hartheim, Mauthausen et Gusen
– – in « Le monde juif. La revue du centre de documentation juive contemporaine », n° 123, 1986 : « Des chambres à gaz à Mauthausen » ; aussi un tiré à part, par l’Amicale de Mauthausen, 1987
– – Brochure éditée par l’Amicale de Mauthausen, 1986
– – Édition « retouchée et complétée », Les assassinats nationaux-socialistes par gaz en territoire autrichien, 1940-1945, 160 p., Vienne, Mauthausen-Studien, BM.I, publié en français et en allemand, avec une préface d’Andreas Baumgartner, 2000
– – in Jean-Marie Winkler (cf. infra): 1ère partie, « Les recherches fondatrices » : Serge Choumoff, le texte de 1972, présentation et annexes
– – Georges Wellers, Les chambres à gaz ont existé Des documents, des témoignages, des chiffres. Témoins/Gallimard, 1981
– – Eugen Kogon, Herman Langbein & Adalbert Rückerl, Les chambres à gaz, secret d’État. Francfort-sur-le-Main 1983 : en français aux Éditions de Minuit, 1984, puis Éditions du Seuil, coll. Points Histoire, n°95, 1987 ; en anglais, Nazi Mass Murder, avec une préface et des notes de Pierre Serge Choumoff, Yale University Press, 1994
– – Mémorial numérique des Français de Mauthausen (monument-mauthausen.org), mis en ligne en 2008, validé et mis à jour par Adeline Lee, production Amicale de Mauthausen
– – Jean-Marie Winkler, Gazage de concentrationnaires au château de Hartheim. L’« Action 14f13 » 1941-1945 en Autriche annexée.  Nouvelles recherches sur la comptabilité de la mort. Préface Yves Ternon. Tirésias, 2010
– – De l’Aktion T4 à l’Aktion 14f13 – « Des vies sans valeur ». Dossier préparé par G. Bensoussan et J.M. Winkler. « La chambre à gaz de Hartheim », par Pierre Serge Choumoff. « Le château de Hartheim et le « Traitement spécial 14f13 « », par Florian Schwanninger. Revue d’histoire de la Shoah, n° 199, octobre 2013
– – Adeline Lee, Les Français de Mauthausen – Par-delà la foule de leurs noms (chapitre 5 : « Mourir à Mauthausen »), Tallandier, Paris, 2021