Pierre Serge CHOUMOFF (1921-2012)

Mauthausen (matricule 25 669) – Gusen I (matricule 15 014, puis 47 836)

portrait gigogne de l’ingénieur historien

Né en 1921 à Paris, où il est décédé en 2012.

SILHOUETTE

Pierre Serge Choumoff est une haute figure de Mauthausen. Il est reconnu et honoré, pour son savoir et sa sagesse, en France et en Autriche – et en bien d’autres contrées. Son intransigeance en faveur de la vérité, sa mémoire plus ancienne, plus fidèle, plus fondée, plus pointilleuse que celle de beaucoup, il en accepte le prix : une astreinte que rien n’allège, dont il sait qu’elle gêne ou épuise parfois ses interlocuteurs. Il est indéfectiblement affable, cérébral tout autant que sensible, obstiné jusqu’à la grâce.Volubile avec humilité, il parle seulement de ce qu’il sait, raisonne à l’infini, digresse, s’enfonce allègre dans une syntaxe complexe dont il ne perd jamais le fil. Toujours disposé à s’arrêter net, pour avouer son ignorance et accueillir la parcelle d’objection ou d’information qu’on lui offre, il montre, sans affectation aucune, la désarmante générosité du grand esprit envers ceux qui ne savent presque rien, à la condition qu’ils n’affichent pas plus de prétention que lui-même – ou, sur l’instant, il se désintéresse.

RÉSISTANT DÉPORTÉ

Issu d’une famille qui avait connu les prisons et la déportation tsaristes avant d’émigrer en France en 1907, Pierre Serge Choumoff assure avoir été en alerte contre le nazisme dès l’origine : il se souvient parfaitement du contre-procès de l’incendie du Reichstag en 1933, dont il a croisé la rumeur à Paris, carrefour de l’Observatoire, sur le chemin du lycée Montaigne. En 1938, l’opposition aux accords de Munich est son premier engagement. À la débâcle militaire française de mai-juin 1940, il fait face aussitôt : dès le 25 juin, à Toulouse, ayant obtenu un visa portugais grâce auquel il escompte, via la traversée de l’Espagne, pouvoir rejoindre Londres ; le rapide déploiement de l’armée allemande l’en empêche.

Technicien en radioélectricité, il ne peut retrouver à Paris son emploi, une telle activité étant désormais interdite. Il offre ses compétences à la Résistance. Pour n’avoir pas fait disparaître toutes les traces d’identification d’une lampe qu’il a fournie, il permet à la traque de remonter la filière, via le fabricant, jusqu’à lui : il est arrêté le 11 mars 1942. D’abord enfermé à la prison du Dépôt, il est remis à la Gestapo et incarcéré dans les prisons allemandes du Cherche-Midi, puis du Fort de Romainville le 24 août. Le 21 septembre, s’il ne figure pas parmi les cent seize fusillés en représailles pour l’attentat au cinéma Rex, c’est que son nom a été transcrit à l’allemande (Sch au lieu de Ch…) : il s’est retrouvé en fin de liste. En application du décret « NN », il est déporté le 1er avril 1943 à Mauthausen, avec les premiers Français.

Il est transféré le 28 avril 1943 à Gusen. Il y mettra en pratique deux compétences de très grand prix : linguistique et scientifique. Ses habitudes de calligraphie (acquises dans le dessin industriel) et sa capacité à servir d’interprète de plusieurs langues lui vaudront d’être choisi par le Blockschreiber pour le seconder (fonction qu’il exercera durant tout son séjour à Gusen), et il saura mémoriser rapidement des centaines de numéros des hommes de sa baraque, pour les identifier lors des appels. Affecté d’abord au contrôle de l’affûtage des fraises de l’usine Steyr, Pierre Serge Choumoff est en juin 1944 à l’atelier des électriciens, où il répare les postes de réception radio. Promu « ingénieur » par l’autorité SS, il parvient, en violant l’interdiction absolue d’écouter toute station étrangère, malgré une surveillance implacable et non sans péripéties dont chacune pouvait lui être fatale, à capter de brefs instants la BBC (en anglais, français et polonais), assez pour faire passer régulièrement parmi ses camarades, en 1944, des nouvelles de l’avance des armées alliées : il occupe ainsi un poste-clé pour l’organisation clandestine internationale des détenus. Dans un article publié en 1947 dans Les Lettres françaises, Jean Cayrol se souviendra avec émotion de « la voix qui nous apportait en secret les nouvelles du monde vivant… »

Pierre Serge Choumoff est de la cohorte des sept cents Français, Belges et Luxembourgeois qui, le 28 avril 1945, sont convoyés à pied jusqu’à Mauthausen, et remisés dans les Blocks de quarantaine, 17 et 18. Il y fait la connaissance d’Émile Valley, qui organise la participation des Français à la libération, et se trouve parmi le petit groupe des déportés libérés qu’une célèbre photo de Boix montre arrachant l’aigle nazi qui surplombait le portail de la cour des garages.

Secrétaire du Comité français de libération et interprète auprès d’Émile Valley, il est aux avant-postes durant ces journées décisives et confuses pour, avec les Américains, faciliter le rapatriement. Il veille sur une valise, miraculeusement conservée, contenant des avoirs et menus objets confisqués aux Français à leur arrivée au camp. Il est de retour à Paris, via la Suisse et les lignes françaises, le 30 mai, mais repart pour Mauthausen, en compagnie d’Émile Valley, le 2 juin, missionné par le ministère des Anciens Combattants pour faciliter l’évacuation des Espagnols vers la France et mettre en sûreté des documents originaux (les listes de la Postelle) qui constitueront l’une des archives les plus précieuses de l’Amicale française.

Il témoigne (dès le 4 août 1945) au Service de recherche des crimes de guerre du Ministère de la Justice, il répond à une convocation au procès américain de Mauthausen en 1946 (dans l’ancien camp de Dachau, où il retrouve Louis Haefliger, l’ancien délégué de la Croix-Rouge internationale, qui eut un grand rôle dans la libération de Mauthausen). Invité à se rétablir en Suisse, il y noue les contacts décisifs, privés (il y rencontre sa compagne de sa vie, Madeleine) et intellectuels, dont découlent, ces trois années qui suivent le retour à la vie, la reprise des études – il aime à mentionner Paul Langevin, Albert Béguin, Bernard Anthonioz, Albert Camus, évidemment aussi ses anciens camarades de Mauthausen Artur London, Paul Tillard et Jean Cayrol. Il entreprend un tour de France, pressé par le besoin de préserver les liens forts noués au camp. Mais la reprise des études universitaires auxquelles il aspire sera contrariée par les atteintes de la tuberculose.

SCIENCES DURES ET HISTOIRE

Une dizaine d’années plus tard, Pierre Serge Choumoff est un scientifique de haut niveau. Sa double formation technique et mathématique l’a conduit au poste d’ingénieur en chef dans la société Thomson. Spécialiste de l’étanchéité et des basses pressions (il préside en 1964 et 1965 la Société française du vide), il est de l’aventure de l’industrie nucléaire naissante et contribue à la réalisation des simulateurs spatiaux européens. Plus tard, il se consacre à l’automatisation du tri postal, dont il promeut la technologie sur tous les continents. De 1960 à 1980, Pierre Serge Choumoff donne une centaine de conférences, dans toute l’Europe (URSS comprise), aux États-Unis, au Japon, dont beaucoup sont publiées dans des revues scientifiques internationales.

C’est face aux premières attaques du négationnisme qu’il entreprend ses travaux de recherche historique sur Mauthausen. L’historienne Olga Wormser-Migot soutient en Sorbonne, à Paris, en novembre 1968, une thèse sur Le système concentrationnaire nazi ; soucieuse de  distinguer celui-ci de la « solution finale », elle affirme  qu’« il n’y a pas de chambre à gaz dans les camps de l’ouest » ! … Pierre Serge Choumoff et son camarade de Gusen Jean Gavard (par ailleurs haut fonctionnaire au ministère français de l’Éducation nationale) rencontrent l’ethnologue Germaine Tillion, rescapée et historienne de Ravensbrück. Elle écrit : « Pierre Serge Choumoff fut à l’origine d’une enquête internationale qui fut décidée à Paris et conduite par les historiens autrichien et allemand Eugen Kogon et Hermann Langbein, et le procureur général de la RFA Adalbert Rückerl. » (Ravensbrück, Germaine Tillion, 3e édition, Seuil, Paris, 1988 – introduction).

Des publications majeures concrétisent l’initiative de 1969. Une première étude est éditée par l’Amicale française de Mauthausen en 1972, signée Pierre Serge Choumoff, sous le titre Les chambres à gaz de Mauthausen. Ce premier travail sera notablement enrichi par l’auteur dans des parutions ultérieures (concernant Les exterminations par gaz à Hartheim, puis … à Mauthausen et Gusen) accueillies en annexe de la 3e édition du Ravensbrück de Germaine Tillion. Une publication globale et complétée de ces travaux est assurée par le Ministère autrichien de l’Intérieur, dont elle inaugure la collection  Mauthausen-Studien, en 2000 (n° 1a pour la traduction allemande et 1b pour le texte français original, préface d’Andreas Baumgartner). Par ailleurs, est paru en 1983 le livre Les chambres à gaz, secret d’État (Nationalsozialistische Massentötungen Durch Giftgas, Fischer Verlag G.m.b.H, Francfort-sur-le Main, 1983 ; Minuit, Paris, 1984, pour la traduction française et en 1994 pour la traduction américaine, préfacée par Pierre Serge Choumoff), cosigné par Eugen Kogon, Hermann Langbein, Adalbert Rückerl, les auteurs soulignant que « l’idée de ce livre revient à P. S. Choumoff et J. Gavard ».

C’est en esprit formé aux sciences « dures » que Pierre Serge Choumoff a abordé et ensemencé la recherche historique sur Mauthausen. Les domaines qu’il explore sont les plus obscurs et, pour tout autre esprit que le sien, les plus ingrats ; ils requièrent une science du décodage particulièrement experte : l’arithmétique de l’immatriculation (dès son arrivée à Gusen, il a déduit de ses observations que les détenus qui y étaient l’objet d’une numérotation distincte de celle de Mauthausen pouvaient y être acheminés sans passer par le camp central) et le dépouillement systématique des listes établies par les services SS du camp ; plus encore, la mise à jour des procédures de gazage (sur laquelle, on le sait, les nazis sont muets, ou pratiquent l’euphémisme) par l’examen d’abord des listes et du camouflage de l’extermination dont il parvient à y lire les traces. Soulignons que les travaux historiques menés à bien par Pierre Serge Choumoff sont effectués par l’examen d’archives primaires, listes et minutes de procès d’après-guerre, pour y débusquer aussi leur part de fausseté – dans la logique et selon le pari stratégique qui ont présidé (victorieusement) au procès de Nuremberg : prendre l’administration obsessionnelle des nazis à son propre piège. Cette exigence de vérité, Pierre Serge Choumoff l’affirme envers et contre tout – insoucieux si nécessaire des protocoles universitaires, et ne craignant pas la controverse, dans la presse française par exemple à plusieurs reprises, avec des historiens de renom.

Sans aller jusqu’à les lier terme à terme, on notera que les principales qualifications et spécialités du scientifique qu’il est ne sont pas éloignées des deux domaines historiques précis dont Pierre Serge Choumoff a magistralement produit la connaissance pour Mauthausen : le gazage ; les noms-matricules-parcours des détenus.

La préservation (commencée dès mai 1945) et la constitution du corpus le plus complet possible des documents primaires mentionnant les flux de détenus ont permis à l’Amicale française de mener à bien, sous l’autorité de Pierre Serge Choumoff, l’établissement des parcours de l’ensemble des Français déportés et passés par Mauthausen. Cette année 2007, ce travail qu’on peut considérer comme désormais assez complet et vérifié sera mis à disposition du public. Un esprit formé aux sciences exactes peine cependant à admettre le risque qu’une marge, fût-elle infime, d’imprécision voire d’erreur se niche encore quelque part.

JUSQU’À L’ÂME

Nul doute que le souci d’exactitude est aussi pour Pierre Serge Choumoff l’exigence de ne laisser dans le brouillard de l’oubli aucun matricule, aucune figure, parmi ceux qui furent ses compagnons connus ou inconnus. Ce n’est pas tant le goût des nombres et des listes qui le porte que le bonheur de retrouver la trace et reconstituer le chemin de chacun.

Quant à l’autre objet d’étude – le gazage –, il n’était certes pas la première attente des déportés français de Mauthausen : il ne s’inscrit pas, par définition, dans les enjeux de mémoire des rescapés, et les morts par gaz parmi les détenus de Mauthausen et Gusen représentent environ 5 % des morts de Mauthausen. Il reste que, par ailleurs, quelque quatre cents familles françaises ont perdu l’un des leurs à Hartheim (Aktion 14f13). À ce titre, la réaction, en 1969, au discours d’Olga Wormser est un positionnement capital sur la question des logiques concentrationnaires nazies. Dès cette époque, les travaux effectués ou suscités par Pierre Serge Choumoff constituent une objection de fait au clivage trop tranché entre, ici, l’exploitation jusqu’à la mort, là, la mise à mort immédiate par gazage (on dit aujourd’hui, en France, répression et persécution). À l’évidence, pour lui, les choses ne sont pas aussi claires.

Sans doute aussi une trame personnelle plus secrète l’a-t-elle guidé. Ses parents avaient été impliqués, en Russie, dans la lutte pour l’indépendance de la Pologne, son père n’ayant échappé à la déportation en Sibérie que par l’exil en France – il y devint le photographe habituel de Rodin. À sa mort en 1936, sa femme fut obligée de retourner dans leur ville natale de Grodno, redevenue polonaise pour sauvegarder des moyens d’existence grâce à une propriété familiale ; elle y sera bloquée par l’invasion allemande en 1941 et y subira le sort de la population juive, tandis que Pierre Serge était resté pour études à Paris. Ce n’est qu’à la libération qu’il saura le sort auquel elle n’avait pu échapper – et c’est dans un livre paru à Genève, l’été 1945, titré Forfaits hitlériens et qui rapporte longuement le procès de Kharkov de 1943, évoque Maïdanek et Auschwitz (certes, selon l’usage de la Russie stalinienne : sans identifier comme juives les victimes, sauf pour Maïdanek – fait rarissime), qu’il découvre atterré l’étendue des massacres de juifs à l’est. Les rumeurs du camp prenaient corps, d’un seul coup, y compris les véhicules de gazage, « gaswagen » (dont Pierre Serge Choumoff retrouvera la mention de la livraison en mars 1942 à Mauthausen, dans une note du SS Rauff, l’un des responsables de leur utilisation sur le front de l’est).

Quant à lui, il s’était étonné d’avoir été repéré comme « juif » (indication rajoutée par le commandant) au départ de Romainville pour Mauthausen, et battu dans le wagon sous ce motif. À l’arrivée, ordre fut donné à l’arrivée aux « deux juifs » du convoi de sortir des rangs : Jean Rozinoer avait obtempéré, et un Hollandais provenant d’un autre convoi s’étant signalé, lui n’avait pas bronché. Peu après, son camarade Paul Tillard, choisi comme aide-secrétaire (par suite d’une traduction approximative : il avait dit : écrivain), réussit à effacer la mention « juif » sur sa fiche – lui sauvant la vie.

S’il convient de faire état de ces données biographiques, encore faut-il les rapporter à l’extrême pudeur avec laquelle Pierre Serge Choumoff accepte d’évoquer ce versant de lui-même : sa crainte est que le paramètre des affects personnels ne décrédibilise – pas même : jette le moindre doute ! – sur l’autorité scientifique de ses travaux. C’est ainsi que l’intime se camoufle volontiers sous l’exaltation qui accueille le moindre accroissement des lumières.

Grâce à Pierre Serge Choumoff, nous savons beaucoup sur les gazages à Mauthausen, Gusen, Hartheim. Nul mieux que lui n’est habilité à nous guider dans les installations de gazage de Mauthausen, dont il n’est nul témoin, pour faire parler les traces.

Daniel Simon