Georges SÉGUY (1927-2016)

Mauthausen (matricule 60 581)

Parti de Compiègne le 22 mars 1944, arrivé le 25 à Mauthausen, Georges Séguy (décédé en 2016) fit partie de la minorité des hommes de ce convoi restés affectés au camp central1. Il se dit conscient d’avoir échappé au transfert vers un camp annexe où, à cette période, le quotidien des détenus, plus nombreux qu’à Mauthausen, fut souvent plus difficile. Probablement pas un hasard : il était l’un des plus jeunes déportés français (arrivé à tout juste 17 ans), fils de militants syndicaux communistes, avec déjà le sang-froid d’un résistant déterminé – il fut intégré, à un rang subalterne bien sûr, à la résistance clandestine. Après la quarantaine, il travaille à la carrière, est admis au Revier à l’automne pour une pleurésie, on l’aide à en sortir, il est affecté, en bas de la carrière, à l’atelier d’assemblage de pièces de carlingues de Messerschmitt, où il put, raconte-t-il avec bonheur, saboter le travail (percer à dix, river à huit). Il est du 3ème convoi de rapatriement anticipé par la Croix Rouge, via la Suisse, le 29 avril 1945.

Tel est, si l’on peut se permettre d’en donner ce condensé, le récit de Georges Séguy, avec peu de variantes significatives dans les diverses versions publiées. Il est, juge Peter Kuon, analyste expert de ces témoignages, « d’une écriture sobre, détachée, qui privilégie le nous par rapport au je, réservé aux moments traumatiques2 », intégré toujours à une autobiographie dans laquelle la part belle est donnée aux chapitres ultérieurs de sa vie, « conforme au rôle public d’un dirigeant communiste2 » et offert au lectorat d’un éditeur spécialisé. Ce qui ne me met pas en cause la sincérité du propos.

Selon le mot que Pierre Saint Macary s’appliquait à lui-même, voici « une déportation de petit périmètre » – comprendre : un parcours retraçable, sans la déroute de la déréliction extrême en des espaces sans repères. Séguy a subi le camp dans sa brutalité destructrice – sa jeunesse par ailleurs faisant de lui une proie – mais fut « particulièrement protégé3 ». Du trajet en train, dont tous les déportés disent l’épreuve terrible, il juge qu’il fut, « parmi les souffrances physiques et morales les plus dramatiques endurées en déportation », « l’un des moments les plus éprouvants de [sa] vie ». Son fils, observant que la seule évocation devant des scolaires de ces trois jours de transport réveillait intacte « la douleur », y voit l’effet traumatique de l’expérience physique et psychique de « l’avilissement de l’être » (témoignage écrit au biographe, 2017). Celle, en d’autres termes, d’une désocialisation brutale, absolue, qu’au camp « la famille » de la résistance clandestine lui permit de vaincre.

Plus attentif aux leçons à tirer qu’aux souvenirs mêmes, Séguy choisit l’ellipse pour signaler l’arrivée de juifs hongrois en février 1945 : « Les conditions de leur transfert à Mauthausen sont si horribles qu’elles se passent de description ». L’esprit de résistance tient la plume : « ce besoin de lutter, encore et toujours, a vaincu l’horreur ». (Résister, p. 88). L’ancien déporté valorise les séquences auxquelles il accorde une valeur édifiante : son amitié indéfectible pour le jésuite Michel Riquet, nouée à la faveur d’un partage de pain ; les échanges avec les camarades espagnols, italiens, soviétiques, qui exaltent l’internationalisme. Les failles de la posture sont maîtrisées : l’aveu de cauchemars, vite évacué, le souvenir physiologique conservé par la colonne vertébrale. Nous connaissons d’autres récits concentrationnaires qui se placent dans cette perspective qu’on dira positive.

Des diverses versions du témoignage de Georges Séguy, celle où il se livre le plus est sans conteste la transcription qui constitue la publication en 2017 de l’entretien réalisé à son domicile, en 2000 – performance de l’oralité ! On peut penser que le jugement de Peter Kuon, antérieur à cette publication, en eût été un peu changé. La moins intéressante version – pour le chapitre spécifique qui concerne Mauthausen – est la biographie
publiée en 2018. L’auteur, Christian Langeois, n’y craint pas d’user d’un procédé contestable : le récit indirect – par économie ? – entrecoupé de citations. Dix pages sur Mauthausen dans un chapitre intitulé « Jeune résistant », dans lesquelles la distance de l’analyste est peu éclairante. Mais ce livre donne à voir le facsimilé d’un document exceptionnel : la double page manuscrite du discours prononcé par le déporté tout juste rapatrié, à Toulouse au printemps 1945 – il a dix-huit ans –, dans lequel il ose la liste des « cinq genres de mort qui existaient à Mauthausen ».

Les cinq genres de mort identifiées par Georges Séguy :
« 1°) La mort très connue aujourd’hui dans tous les camps de déportés politiques : les chambres à gaz
2°) La piqûre au pétrole réservée aux malades et invalides
3°) La balle dans la nuque distribuée avec une si grande générosité aux juifs et aux Officiers de l’Armée Rouge
4°) Le transport de grosses pierres de 60 à 70 kg suivi de grands coups de matraque jusqu’à ce que mort s’ensuive
5°) Et enfin des hommes déchiquetés vivants par des bandes de chiens dressés ».

La question est : quelle place occupe l’expérience du camp dans le parcours de vie ? Pour certains rescapés, elle resta centrale. Souvent elle fut réévaluée avec l’âge – dans une certaine mesure, n’est-ce pas le cas pour Georges Séguy ? La déportation, subie très jeune et pensée comme une rude péripétie de ses engagements politiques, ne l’a pas détruit : bien sûr, elle ne l’a pas quitté.

De la société du camp, il cite quelques noms des hommes importants du réseau clandestin (Rabaté, à Mauthausen un an avant lui, Ullmann [sic], du même convoi) et fait silence sur les relations conservées avec l’un de ses plus proches camarades, Jean Monin, plus jeune de trois semaines, arrivé avec lui et avec lequel il a partagé la quasi-totalité de sa détention. Séguy témoigna devant des élèves, dans le terroir où il passa sa retraite, le Loiret. En compagnie souvent d’Henri Ledroit, son voisin.

De l’Amicale fondée par ses camarades du camp, il fut un membre fidèle mais à distance, envoya ses livres – même, avec une dédicace, celui de 1993, dans lequel l’année 1944 est celle, pour l’auteur, de la résistance ferroviaire, Mauthausen étant hors sujet. Homme d’organisations, immergé dans le collectif, il ne s’est pas associé aux pratiques associatives de ses camarades, aux voyages en Autriche, ne fut jamais dans ces dispositifs. Ce paradoxe n’appelle évidemment pas de jugement, mais il interroge, il a du sens : sa mémoire de Mauthausen est une affaire privée, qui ne cherche pas la synergie dans la rencontre des hommes et des lieux. Si, sur la dédicace, il écrit « notre Amicale », c’est presque lettre morte : le lien est ténu, reste formel. Y eut-il, dans un passé ancien, des conflits tus, ou seulement la primauté d’autres tâches ? Cette posture semble s’être transmise : le fils de Georges nous considère avec perplexité et distance, sans donner de clés.

Ceci, comme pour son biographe Christian Langeois, affaiblit le message. Séguy commet quelques erreurs factuelles : il date de 1936 la création de Mauthausen, ne mentionne pas Hartheim parmi les lieux de gazage. Ses sources historiques sont anciennes (Michel De Boüard) et limitées. On est d’autant plus étonné de lire, dans le texte de 2008, qu’il a une vision claire, judicieusement complexe, du partage entre camps de « répression » et d’« extermination » : « La réalité a relativisé cette distinction. Il n’existe pas de chiffres permettant de dresser précisément de comptabilité macabre, mais certains déportés « raciaux » furent exterminés par le travail et des politiques par le gaz. Sans parler des décès dus aux brutalités, à la famine et aux épidémies, sources de ravages dans tous les camps » (Résister, p. 61-62).

Rien n’autorise à lire en creux dans cet énoncé la relation à Henri Krasucki. Mais il convient de souligner les parcours parallèles, croisés et complices, pour une part significative, entre les deux hommes, tous deux dirigeants de la CGT, le plus jeune (de trois ans) ayant cédé sa fonction au second. L’un et l’autre furent déportés résistants, mais sur des versants distincts – Krasucki, né juif en Pologne en 1924 dans une famille de militants communistes installés à Belleville en 1928, engagé dans les FTP-MOI, est déporté de Drancy en juin 1943 vers Auschwitz-Birkenau. Mort en 2003, il n’a rien publié. Les deux hommes sont dans la même posture mémorielle, essentiellement pudique et tendue vers d’autres tâches : le vécu concentrationnaire s’inscrit dans les combats pour la dignité de l’homme, dont il n’est qu’une péripétie.

Georges Séguy déporté à Mauthausen, Quatre récits autobiographiques (dont la transcription d’un entretien audio), une vidéo et une biographie4

1 « IIIe Monument des Français de Mauthausen », « Fiches-événements » : Le convoi du 22 mars 1944, Adeline Lee
2 L’écriture des revenants. Lectures de témoignages de la déportation politique, Peter Kuon, Éditions Kimé, Bruxelles, 2013. p. 193-194, 294 et 392
3 Le Maitron : biographie de Georges Séguy (7 p.), par Paul Boulland, en fin du livre autobiographique paru en 2017
4 Le corpus :
– 1975 – Lutter. Conversations avec Philippe Dominique, 1975 ; réédition augmentée Livre de Poche, 1978 ; une dizaine de pages consacrées à Mauthausen
– 1993 – La grève, 190 p., L’Archipel ; exemplaire dédicacé : « À tous mes amis de notre amicale, avec mes sentiments fraternels. Signature : alias 60581 » ; Mauthausen hors sujet
– 2008 – Résister. De Mauthausen à mai 68, L’Archipel, 232 p., dont 60 sur Mauthausen : « un travail de quelques semaines », en 2005, dont la publication fut différée de deux ans pour laisser passer les élections et raconter les engagements ultérieurs.
– 2012 – Georges Séguy. Nécessité de la métamorphose : entretien avec Serge Wolikow, film de Marcel Rodriguez, 59 mn, Métis films
– 2017 – Ce que la vie m’a appris, préface de Bernard Thibault ; récit autobiographique, consacrant 30 pages à Mauthausen ; contient une courte biographie extraite du Maitron, par Paul Boulland : un paragraphe sur Mauthausen ; Institut d’histoire sociale / Les Éditions de l’Atelier / Éditions ouvrières, 206 p., transcription d’un récit autobiographique oral, réalisé sur quatre jours et filmé en 2000, réalisé chez lui, par l’IFOREP, à la demande de la FMD
– 2018 – Georges Séguy, syndicaliste du XXe siècle (1927-2016), Christian Langeois, Éditions de l’Atelier / Éditions ouvrières, 288 p., dont 10 sur Mauthausen