Les catholiques français

LA DÉPORTATION POUR MOTIVATION RELIGIEUSE :
L’EXEMPLE DES CATHOLIQUES FRANÇAIS1

Que reste-t-il des déportés catholiques ? Quelques figures exemplaires devenues les modèles des enfants du catéchisme. Pour le grand public, c’est l’attitude de Pie XII, jugée ambiguë, qui est au centre des polémiques depuis la pièce de Rolf Hochhuth, Le Vicaire. L’historien a justement pour rôle de débroussailler le passé, de le rendre intelligible. Il doit s’extraire de la toile d’araignée que les mémoires tissent sur les faits jusqu’à en obscurcir la réalité. Ce rôle est d’autant plus difficile à tenir que certaines questions restent socialement vives parce qu’elles sont proches de nous. La question de la déportation pour motivation religieuse relève de ces questions d’histoire à première vue plus restreints mais dont l’essence même symbolise la difficile articulation actuelle entre l’Histoire et la mémoire. Quel est pour l’Église catholique et les catholiques européens plus particulièrement, l’enjeu d’une telle reconnaissance ? Les déportations pour motivation religieuse ont-elles réellement existé ? Autrement dit, est-ce que ce concept ne masque pas plutôt des déportations pour fait de résistance, celle-ci étant motivée par la foi catholique ?

LA DÉPORTATION POUR MOTIVATION RELIGIEUSE ENTRE MÉMOIRE ET HISTOIRE

Depuis Le Vicaire, l’attitude de l’Église catholique en générale et de Pie XII en particulier reste suspecte aux yeux des contemporains ; malgré les travaux historiques qui permettent de mieux la cerner et d’en proposer une analyse plus circonstanciée, dépassionnée, loin de l’anticléricalisme ou de l’angélisme. Dès qu’on se penche sur la question de la déportation pour motivation religieuse, les débats mémoriels et historiographiques s’imposent inévitablement. Jusqu’aux années 1970, la mémoire catholique de la Seconde Guerre mondiale relevait du consensus plus général admis par les Français : tous les Français avaient été des résistants et le régime de Vichy, une parenthèse.
Mais la crise interne de l’Église catholique favorise le retour d’une mémoire sévère jusqu’alors oubliée. Car dès la Libération, l’attitude des évêques avait été critiquée, y compris par les catholiques résistants, au point que l’épiscopat avait publié en 1947 un ouvrage, L’Église catholique en France sous l’occupation, rédigé par Mgr Guerry, archevêque-coadjuteur de Cambrai. Mgr Guerry y faisait le point sur la vie de l’Église sous l’Occupation justifiant l’attitude de la hiérarchie. Si la critique ressurgit trente ans plus tard, c’est parce que les mouvements d’Action catholique qui la portait se sentirent délaissés par la hiérarchie. Ces tensions apparurent très nettement en 1981 lorsque le cardinal Paul Gouyon présenta Marcel Callo en vue de sa béatification. Le cardinal fit de Callo un militant qui n’avait jamais confondu l’apostolat avec l’action sociale ou politique. De leurs côtés les catholiques de sensibilité démocrate-chrétienne s’activèrent pour introduire les enquêtes préliminaires à l’ouverture des procès en canonisation de Robert Schuman et d’Edmond Michelet. La repentance des évêques de France le 30 septembre 1997 à Drancy, intervint donc dans ce contexte. Elle fut suivie par celle de Jean-Paul II (en mars 1998, il reconnaît publiquement la culpabilité de l’Église) puis de la visite de Benoît XVI en Pologne.

Parallèlement l’Église entend restaurer la mémoire de Pie XII. Ses successeurs, sincèrement assurés de son action au cours de la guerre, savent bien que son image a été ternie durablement et que leurs multiples interventions autour de la déportation pour motivation religieuse sont autant de manière détournée de le réhabiliter, de faire valoir sa réelle opposition à l’idéologie nazie et ses prises de position (en particulier le message de Noël 1942). Ce positionnement brouille encore le dialogue judéo-chrétien, une des pierres angulaires du concile Vatican II et pour lequel Jean-Paul II fut toujours sensible : le 9 octobre 2008, le pape Benoît XVI plaida en faveur de la béatification de Pie XII alors que le 6 octobre, le grand rabbin de Haïfa (Israël), Shear Yashuv Cohen avait rappelé l’impossibilité pour le peuple juif « d’oublier et de pardonner « l’attitude » de grands dirigeants religieux » durant la Shoah. En avril 2007, c’était le nonce apostolique en Israël qui avait refusé de participer à une commémoration au mémorial Yad Vashem de Jérusalem, jugeant erronée la présentation de l’action de Pie XII durant la guerre.

Aussi la question de la déportation pour motivation religieuse s’intercale-t-elle dans cette actualité. L’Église a donc cherché à médiatiser ses propres déportés, alors qu’émerger et se consolider une mémoire de la Shoah et plus globalement de la déportation. Les procès en béatification ou la construction d’un carmel à Auschwitz (dans le contexte polonais très particulier des années 1980) en sont les témoignages concrets.
Le fond du problème est assez compréhensible dès lors que l’on se penche sur les procès en béatification et la martyrologie catholique. Pour l’Église, légitimer la déportation pour motivation religieuse est d’abord le moyen de forger un concept qui permet ensuite d’authentifier, ou non, des martyrs et d’alimenter les procès en béatification. Ce travail de recherche et de définition est clairement un travail de mémoire, même s’il est scientifiquement rigoureux. Quels sont les déportés qui ont pu vivre leur internement comme un martyr ? L’Église peut reconnaître que telle ou telle personne est un martyr à ses yeux. Or dans une Europe où l’Église a perdu sa place prééminente dans la direction des consciences et des normes sociales, cette accréditation ne va plus de soi pour un certain nombre de citoyens détachés du catholicisme ou qui ne sont pas catholiques. D’où la crispation de certains lorsque l’Église catholique valorise sa propre mémoire de la déportation et de l’extermination.
Si les catholiques n’ont pas été déportés parce qu’ils étaient catholiques, est-ce que leur religion (mais sur quelle modalité ? En terme strictement spirituel ? En terme d’engagement temporel ?) a pu les amener à enfreindre les règles édictées par l’occupant ?

LA RÉSISTANCE SPIRITUELLE À L’ORIGINE DE LA DÉPORTATION ?

« Non pas malgré leur foi, mais à cause de leur foi, que les chrétiens de toutes confessions demeurent donc en pleine mêlée » François Mauriac, août 19432.
Ce qui apparaît donc, ce n’est pas véritablement une politique de persécution des catholiques pour motivation religieuse dans le sens de croyance, mais une politique de persécution pour des engagements temporels à motivation religieuse. D’emblée, elle pose deux problèmes. Le premier est de la traiter du point de vue de l’historien, en toute objectivité. La seconde est de savoir si les Allemands ont déporté des Français au motif qu’ils étaient catholiques ou protestants. Dans la mesure où il est entendu que la déportation des juifs n’a pas pour cause déterminante, essentielle, la religion. Les motifs en sont le racisme antisémite des nazis.
En première analyse, la déportation des catholiques français n’a pas eu pour motif la religion. Ni du côté des Allemands, ni même du côté des victimes. Pour les Allemands, la déportation, la concentration et l’extermination étaient avant tout motivées par une vision raciste de l’humanité. Ce à quoi se sont ajoutées les nécessités de l’heure, à savoir la déportation des résistants. Mais en première analyse, la déportation pour motivation religieuse, à fortiori des catholiques, n’a pas existé. Du reste les nazis avaient trop conscience du poids du christianisme au sein même du Reich. Non pas qu’ils aient été pro-chrétiens. En réalité la doctrine nazie est antichrétienne. Le néo paganisme, le racisme, la glorification d’une race de seigneurs sont en contradiction avec le christianisme égalitaire et universaliste. Au cours des années 1930, les nazis ont pourtant composé avec les Églises catholique et protestante pour des raisons essentiellement politiques. Le concordat de 1933 instaura une entente cordiale qui n’était, pour les deux parties, en aucun cas, une reconnaissance idéologique. En 1935, le ministre des Cultes, le Dr Kerrl rencontra à Fulda le Cardinal Bertram (19 août). Au cours de cet entretien, il promit de « mettre au pas les extrémistes antichrétiens du parti ». En 1941, les nazis stoppèrent rapidement l’extermination des handicapés mentaux dès lors que les Églises s’élevèrent vigoureusement contre cette pratique.
Enfin, lorsqu’on consulte les documents du camp de Mauthausen, les classifications de prisonniers ne font pas mention de prisonniers pour motivation religieuse. Seuls les Témoins de Jéhovah sont mentionnés comme tels. Pour ces derniers, les nazis mélangeaient allégrement la motivation religieuse au rejet d’un groupe jugé asocial.

En France, le régime de Vichy puisait son idéologie, en partie, dans la doctrine morale et sociale de l’Église catholique. La volonté des hommes du maréchal d’en découdre avec une République laïque était partagée par une bonne partie des catholiques. Il n’y avait aucun motif théorique de déporter les catholiques pour motivation religieuse. Se sont les circonstances de la guerre qui vont modifier cette entente, bancale dès sa naissance, mais qui existait.

Loin de simplifier l’analyse ou d’y répondre, la question de la résistance spirituelle est donc au cœur des débats historiographiques et des enjeux de mémoire actuels au même titre que l’attitude de Pie XII, les rapports entre l’Église et Vichy ou encore le rapport entre les catholiques et la persécution des Juifs. Il faut en revenir au problème de définition des martyrs, car au-delà du problème ecclésiale, étranger à l’histoire, il permet de cerner les motivations de cette résistance des catholiques. Pour Charles Molette, dont le travail, certes sérieux, n’est pas celui d’un historien, puisqu’il est postulateur de la cause de béatification des requis du travail victimes de la répression hitlérienne pour avoir tissé des réseaux catholiques dans le Troisième Reich, l’expression de « Résistance spirituelle, spécifiquement chrétienne » doit être réservée aux jeunes militants et aux théologiens en lutte contre le nazisme, à l’exclusion des combattants catholiques engagés œuvrant les armes à la main (les vraies ou celle de l’Esprit). Or « Bernard Comte a démontré, avec nuance et talent, qu’une telle dichotomie ne rendait compte ni de la multiplicité ni de la complexité des motifs d’engagement catholique dans la Résistance »3. Ce que nos travaux sur les mouvements de jeunesse, en particulier le scoutisme et la JEC [Jeunesse étudiante chrétienne] ont également démontré, nous y reviendrons. Charles Molette rappelle assez bien les critères catholiques. Toute la tradition chrétienne l’affirme, ce qui fait le martyr, ce n’est pas le châtiment subi, mais la cause de la condamnation infligée ; or, en l’occurrence cette cause fut formulée par le décret de persécution porté d’une manière absolument explicite contre l’« Activité de l’action catholique française au sein des travailleurs civils français dans le Reich » (1943). La question est ancienne. Henri-Irénée Marrou avait déjà évoqué ce cas dans sa préface à la biographie d’Edith Stein : « Le martyr est une grâce, de toutes la plus haute, et il n’est pas permis de tenter le Seigneur…Je vois sœur Bénédicte (Edith Stein) éliminer de son sacrifice toute composante de suicide. » Le pape Benoît  XVI balise lui-aussi ces critères : « Il faut certainement établir des preuves irréfutables de la disponibilité au martyr et l’acceptation du sacrifice sanglant par la victime, affirme le pape. Mais il faut aussi définir l’existence directe ou indirecte et moralement certaine de la « haine de la foi » de la part du persécuteur. Sans cet élément il n’y a pas de martyr véritable, selon la doctrine constante, théologique et juridique, de l’Église ». (Benoît XVI, 27 avril 2006). Ce qu’évoque ici le pape est bien le fond du problème. Car s’il y a eu en effet haine de la foi de la part de nombreux nazis, et si le décret de persécution a été mis en pratique, cette persécution relève plutôt des circonstances.

Depuis le XIXe siècle, l’Église catholique avait connu, particulièrement en France, un renouvellement de sa pastorale et de ses engagements temporels. L’Action catholique, le syndicalisme, ce qu’on pourrait résumer sous l’étiquette de catholicisme social, en réalité une nébuleuse protéiforme recouvrant des mouvements différents, de l’Action catholique spécialisée (ACO-JOC [Action catholique ouvrière – Jeunesse ouvrière chrétienne], JAC [Jeunesse agricole chrétienne]) au scoutisme, en passant par les tentatives de démocraties chrétiennes (Le Sillon), l’Action populaire des Jésuites et des publications, souvent intellectuellement rigoureuses, comme la revue Esprit. À quoi s’ajoutait une dynamique missionnaire réelle qui s’arcboutait essentiellement sur une vision thomiste de la société et le projet utopique de retour en chrétienté. C’est en obérant ce passé récent du catholicisme que beaucoup porte à son endroit des jugements stéréotypés, négatifs et singulièrement sans substances.
Cette dynamique explique l’attitude de nombreux catholiques et de la hiérarchie à l’égard de Vichy et surtout du maréchal Pétain. La Révolution nationale a pu apparaître un temps, comme le projet d’un retour en chrétienté, à tout le moins un retour à un ordre et à des valeurs proches de celles de l’Église. Jean Boissonnat écrit justement que « les Églises, institutions humaines, fussent-elles inspirées par l’Esprit, n’ont pas su, pas voulu, ou le plus souvent pas pu, trouver les attitudes que nos yeux d’aujourd’hui jugeraient cohérentes avec leur mission. Ecartelées entre la proclamation du message, la pérennité de l’institution, la protection physique des fidèles, elles ont mal vécu cette période de leur histoire »4. Pourtant cette adhésion s’émousse lorsque la collaboration avec les nazis heurtent les consciences. Le tournant de 1942 est réel. Il est bien résumé par Raphael Spina dans son article Chrétiens français face au travail obligatoire en Allemagne pendant la deuxième guerre mondiale : « Deux questions en 1942 surgissent, deux pierres de touche pour révéler au sein des chrétiens français, laïcs et religieux, la valeur de leurs attitudes : les rafles antijuives, condamnées en chaire par plusieurs prélats ; puis ce qui est perçu alors comme plus important, et qui cause la pire crise interne de l’Occupation au sein du monde chrétien français, parce qu’elle touche la totalité de la jeunesse, et toute la société par ricochet : la question du travail obligatoire en Allemagne ».
Certains se sont accrochés au régime par fidélité à son chef, mais sur le fond, la politique de collaboration, en particulier en matière de déportation des juifs, n’a guère trouvé d’écho au sein des catholiques. La Route – revue des Scouts de France pour les 18-21 ans – dénonça en janvier 1941, « l’erreur raciale [qui] a été condamnée par le pape ». Les Scouts de France s’opposèrent aussi à la dissolution des Éclaireurs Israélites ordonnée le 29 novembre 1941. La même année, des laïcs et des jésuites créèrent les Cahiers du Témoignage chrétien. Cette publication se voulait un outil de résistance spirituelle. C’est en novembre 1941 que le père Gaston Fessart y lança son appel qui eut une longue postérité : « Il ne faut jamais donner le spectacle de chrétiens qui, pour se sauver, pactisent avec les ennemis de Jésus. C’est donner à ceux-ci plus d’audace et les moyens de continuer leur besogne de mort…En attendant l’heure de Dieu, nous ne cesserons de crier : France, prends garde de perdre ton âme ! ». Est-ce là l’acte de naissance de la résistance ? A tout le moins, s’en est le texte fondamental qui en légitime la concrétisation. Mgr Salièges fait lire dans toutes les églises du diocèse de Toulouse en août 1942 un texte qui rappel que les juifs sont des êtres humains et les frères des chrétiens.

Mais en réalité cette résistance spirituelle avait pris naissance dès le milieu des années trente et de nombreux catholiques, à tout le moins ceux de l’Action catholique, ceux des mouvements, ceux des causeries, avaient été prévenus du danger du nazisme et du racisme. Pie XI avait publié, en mars 1937, l’encyclique Mit brennender Sorge et l’encyclique Firmissimam constantiam (le 28 mars). Cette encyclique énonçait (à propos de la persécution au Mexique) les conditions requises par la théologie morale pour une légitime subversion politique. De leur côté les jocistes avaient entre les mains Face au nouveau paganisme (1937), où le chanoine Cardijn dénonçait « le culte idolâtrique de l’État, du peuple, de la race ». Un mouvement comme la JEC (Jeunesse étudiante chrétienne) avait été sensibilisé dès les années trente contre le racisme nazi. Un article du père Dillard paru dans L’Appel de mai 1938 et intitulé « À bas les juifs ? », dénonçait la vague d’antisémitisme qui touchait la France et l’Europe. Auteur des Lettres à Jean Pierre (1938), il prononça des conférences sur le thème : « Que savons-nous de l’étranger ? Racisme et personnalité ». Le père Dillard avait pu mesurer les dangers du racisme et du nazisme au cours de nombreux voyages effectués en Europe. Déporté, il mourut à Dachau. Après les rafles de l’été, la JEC déclara aux militants le 20 novembre 1942 « qu’il n’existe plus aucun devoir de loyalisme certain envers le gouvernement de Vichy ».

Les catholiques se trouvaient donc moralement et théologiquement armés pour une subversion politique. Mais leur situation était équivoque dans la mesure où, face aux nazis et à Vichy, ils devaient éclaircir des idées parfois contradictoires mais qui avaient fait bon ménage jusque-là, faute d’être confrontées au réel. Patriotisme, pacifisme, engagement social et engagement missionnaire, toutes ces perceptions de la société, de la vie internationale et de la place que devait y tenir l’Église se confrontaient et alimentaient les articles des revues mais aussi les actions des mouvements. On comprend le désarroi dans lequel pouvait se retrouver un jeune catholique patriote, élevé dans le scoutisme, à la lecture de Péguy, ayant entendu quelques idées vulgarisées de Maritain et qui se trouvait confronté à la défaite, à l’occupation et à la collaboration. La résistance, religieuse ou spirituelle, fut sans doute plus facile pour une élite de militants de l’Action catholique, jociste ou jéciste, ou pour l’intelligentsia des laïcs et des clercs que pour le peuple catholique.

Les attitudes ont été le plus souvent complexes parce que les catholiques devaient assumer un héritage missionnaire, antiraciste, antimoderne et tout autant anti-laïque, à tout le moins anti-athée. Il fallait rompre aussi avec une attitude suspicieuse envers tout engagement politique et moduler un patriotisme largement partagé. Les messages mesurés d’une hiérarchie vichyste, incapable de se penser en rupture complète avec le pouvoir, au risque de fragiliser l’institution et d’entraîner le peuple catholique dans une fuite en avant, n’encourageait pas les initiatives. Mais des initiatives il y en eut, plus nombreuses que l’on croit, moins tapageuses ou moins violentes. Car l’institution, moins monolithique que ce qu’elle laissait paraître ou que ses détracteurs ont bien voulu lui prêter, a toujours laissé le champ libre aux initiatives de terrains, quitte à les reconnaître ou à les condamner par la suite. La question doit être posée aussi pour les cadres des mouvements de jeunesse qui furent interdits par l’occupant en zone occupée dès le 28 août 1940. Comment caractériser les chefs scouts qui transformaient leurs troupes en simple patronage et qui poursuivaient leurs activités dans la clandestinité ? Sans parler des enfants qui suivaient ces activités. Toute la difficulté est de mesurer une résistance spirituelle d’une résistance politique ou d’un attentisme teintée de résistance passive.

Étienne  Fouilloux a proposé une typologie. Pour lui, trois cas de figure se présentent : celui des Chrétiens dans la Résistance (des cadres de l’armée et des résistants qui restent religieusement neutres) / celui des Résistants chrétiens (anciens de l’Action catholique, de CFTC qui rejoignent le MRP à la Libération, qui ont donc affirmé à la suite de leur engagement la prééminence pour les attaches ecclésiales) / celui des Résistants spirituels (religieux et religieuses, la plupart des sauveteurs des Juifs, les jésuites de Témoignage Chrétien). L’adhésion religieuse est dans les trois cas notoire, mais comme l’indique bien Étienne  Fouilloux, elle n’est pas vécue de la même façon.
Des prêtres et des laïcs ont donc résisté, et par là ont pu être déportés en représailles. La plupart des cas sont connus, de Témoignage chrétien à la mission Saint-Paul, en passant par les groupes de résistants dans lesquels s’engagèrent des catholiques, résistance politique comme l’embryon de démocratie chrétienne qui donna naissance au MRP, militaire ou d’évasion comme le réseau des Pur-Sang créé en Alsace par cinq Guides de France et une cheftaine. Parmi les jeunes français requis sous la contrainte pour aller travailler en Allemagne en vertu des lois « françaises » du 4 septembre 1942 (loi qui atteignait la seule zone nord) et du 16 février 1943 (qui instituait le STO), tout un apostolat s’est déployé pour répondre à leurs besoins spirituels, dès mars 1943, à l’instigation « missionnaire » du cardinal Suhard soutenu par Pie XII lui-même. En octobre 1943 on compte 25 prêtres-ouvriers clandestins, quelques 200 prêtres transformés en civils et 6 diacres requis (l’organisation pris le nom de Mission Saint Paul). Les militants multiplièrent les actions en faveur des requis, non seulement d’accompagnement spirituel, mais aussi des actions sociales dans la droite ligne de la méthode d’action catholique et de l’esprit qui la sous-tendait : visites aux malades, séances récréatives, partagent des colis, parfois en facilitant des évasions de prisonniers, ou bien des sabotages au travail, voire en répercutant la radio de Londres pour soutenir le moral, etc. La Gestapo réprima les membres de cette mission. « Le 3 décembre 1943, Kaltenbrunner interdit toute activité religieuse parmi les travailleurs étrangers du Reich et prescrit la persécution de tous ceux suspects de l’organiser. Parmi les requis, les membres d’ordres religieux, novices ou pas, sont traqués et aussitôt expulsés en France. Kaltenbrunner dénonce dans sa circulaire, la volonté de l’Église de France de gagner, par des voies illégales, les travailleurs civils français du Reich aux idées catholiques, mais aussi de les influencer dans le sens anti-allemand. Selon la Gestapo, l’Église a envoyé de nombreux prêtres et séminaristes français, arrivés dans le Reich camouflés en travailleurs volontaires et elle utilise l’association des jeunes ouvriers catholiques (la JOC). Capturés, les membres de la Mission ou les militants jocistes furent le plus souvent déportés. La raison de l’arrestation, c’est l’activité religieuse comme en témoigne les rapports officiels allemands ou encore les actes du procès de Nuremberg. Leur fidélité à l’eucharistie fut même explicitement blasphémée par leurs bourreaux. L’un des bourreaux de Jean Tinturier voulut lui faire boire de la bière dans un calice.

D’autres prêtres ont agi de leur propre chef. Clément Cotte, prêtre-ouvrier avant l’heure chez Michelin, désireux d’accompagner comme volontaire les ouvriers au STO, part contre l’avis de son évêque, Mgr Piguet. Arrêté dans son usine allemande, déporté à Dachau, le père Cotte y voit arriver à son tour Mgr Piguet, arrêté dans sa cathédrale le jour de Pentecôte 1944. À l’office régional du Travail de Paris, Guy Flavien, fait exempter des milliers de gens. Dénoncé par la presse collaborationniste, il refuse, au nom de son devoir de chrétien, d’abandonner son poste tant qu’il peut en sauver d’autres, et c’est à son bureau qu’on vient le chercher, deux semaines avant la libération de Paris, pour l’envoyer à Buchenwald où il décède en 1945.

Charles-Édouard Harang


1 Sur les catholiques français pendant la Seconde Guerre mondiale : Les catholiques français sous l’occupation, JacquesDuquesne, Éditions Grasset, Paris, 1966, 466 p. | Les chrétiens français entre crise et libération 1937-1947, Étienne Fouilloux, Éditions du Seuil. Paris, 1997, 286 p. | Les catholiques dans la guerre, Renée Bédarida, Éditions Hachette, Paris, 1998, 286 p.
2 in Mémoires politiques, François Mauriac, Éditions Grasset, Paris, 1967, p. 132
3 L’honneur et la conscience. Catholiques français en Résistance, 1940-1944, Bernard Comte, Éditions de l’Atelier, Paris, 1998 ; cité par Étienne Fouilloux in Église catholique et Seconde Guerre mondiale, in Vingtième Siècle, Revue d’histoire, n° 73, janvier-mars 2002, p. 111-124
4 Dieu et l’Europe, Jean Boissonnat, Éditions Desclée de Brouwer, Paris, 2005, p. 105

N.B. – Charles-Édouard Harang est agrégé et docteur en histoire de l’Institut d’Études Politiques de Paris