Les Schutzhäftlinger

LES SCHUTZHÄFTLINGE DE CATÉGORIE III
DÉPORTÉS DEPUIS LA FRANCE OCCUPÉE AU CAMP DE MAUTHAUSEN
(1943-1944)

Le 2 janvier 1941, Reinhardt Heydrich écrit au Reichssicherheitshauptamt (RSHA, l’Office principal de sécurité du Reich), ainsi qu’à différents représentants de ses services policiers, en Allemagne et dans les territoires occupés, pour les informer d’une classification des camps de concentration en trois catégories. Elle se fonde sur « la personnalité des détenus et le niveau de danger qu’ils représentent pour l’État ». Un seul camp figure dans la catégorie III, celle réservée aux « criminels endurcis », aux « asociaux », à tous ceux que l’on ne peut « rééduquer » : le Konzentrationslager Mauthausen1.

L’historiographie française, en reprenant notamment le point de vue défendu par Olga Wormser-Migot dans sa thèse sur le Système concentrationnaire nazi, a longtemps considéré que ce texte n’avait pas eu de suite. Pour cette historienne, il s’agirait même d’une « opération de camouflage », d’une « volonté de déguiser la réalité concentrationnaire en se donnant à soi-même, à ceux auxquels s’adressent les directives, et qui sont pourtant dans le secret des camps, l’illusion que tout ce qui se passe dans les camps est strictement dosé, voulu, et qu’il peut se concevoir des degrés dans la situation concentrationnaire »2. « La réalité concentrationnaire s’inscrit en faux contre cette classification qui semble ignorer les conditions particulières à chaque camp » conclut l’historienne3. Dès lors, la directive n’impliquerait pas de « modifications en profondeur dans le processus d’acheminement des détenus vers les camps : théoriquement de catégories différentes »4.

L’exemple d’une partie des déportés depuis la France occupée vers le camp de concentration de Mauthausen infirme cette hypothèse – qui centre le propos sur la « réalité concentrationnaire » et donc les conditions de détention dans les camps, un sujet pourtant absent de la lettre de la directive –, et démontre au contraire comment cette décision peut être parfaitement intégrée aux politiques et aux pratiques répressives de services policiers nazis. Nous nous attacherons donc ici à vérifier ce que le texte d’Heydrich indiquait clairement et d’emblée : selon sa « dangerosité » supposée, un détenu devait être classé dans une des trois catégories mises en place, et acheminé dans un camp correspondant à cette nomenclature. Il restera toutefois à cerner l’ampleur de cette utilisation qui, si elle s’avère être la règle, n’en a pas moins été minoritaire et a cohabité depuis la France occupée avec d’autres pratiques et d’autres formes de déportations, plus massives. Expliquer cette pluralité, comprendre les mécanismes à l’œuvre et leurs objectifs, sont dès lors des questions cruciales. Rappelons que ce sont les déportations massives, majoritaires par le nombre des victimes concernées, qui ont surtout marqué les mémoires.

1 Dachau, Sachsenhausen et Auschwitz I sont dans la catégorie I ; Buchenwald, Flossenbürg, Neuengamme et Auschwitz II dans la II ; Mauthausen dans la III. Cf. Procès des grands criminels de guerre devant le tribunal militaire international, Nuremberg, 14 novembre 1945 – 1er octobre 1946, tome XXVI, documents et autre matériel de preuve, Nuremberg, 1947, PS 1063. Des modifications suivront, avec notamment l’intégration d’autres camps, dont celui de Natzweiler à la deuxième catégorie.
2 Le Système concentrationnaire nazi, Olga Wormser-Migot, PUF, Paris, 1968, p. 153
3 Ibid., p. 15
4 Ibid., p. 155

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LES POLITIQUES RÉPRESSIVES EN FRANCE OCCUPÉE : TABLEAU D’ENSEMBLE

Une politique répressive d’abord gérée par l’administration militaire et non par la « Gestapo »
Après la défaite de l’armée française et la signature de l’armistice, Hitler confie l’occupation de la France à un Commandement militaire (MBF)5. Sur le plan exécutif et décisionnel, en zone nord occupée, il devient l’acteur principal jusqu’à l’été 1942. Devant « maintenir l’ordre » et la sécurité de ses troupes, il opte dès son installation en 1940 pour une répression essentiellement judiciaire qui fait comparaître les personnes arrêtées devant des tribunaux militaires, installés dans chaque département. Lorsqu’elles sont condamnées, si certaines sont fusillées après une sentence de mort, les autres purgent leur peine en France ou sont déportées dans ce but dans une prison du Reich. À partir du printemps 1941, ces départs de condamnés vers les lieux du système pénitentiaire du Reich deviennent réguliers.
À cette pratique « légale » s’ajoute très rapidement un volet extrajudiciaire dans les politiques répressives menées. Le MBF met en place et codifie, sous l’œil de Berlin, une « politique des otages » s’appuyant évidemment sur des exécutions, mais aussi sur des « déportations de représailles vers l’Est ».
Par ailleurs, en décembre 1941, considérant ces pratiques insuffisamment sévères et dissuasives, Hitler demande à son Commandement suprême des forces armées de promulguer le décret Nacht und Nebel (NN), qui force les juges militaires en territoires occupés, face à certains actes, à condamner à mort les auteurs dans la semaine qui suit l’arrestation. À défaut, ils devront se dessaisir de leur dossier au profit d’une justice civile ou militaire du Reich, les prévenus devant dès lors être déportés avant jugement. Pour renforcer l’effet d’intimidation, le décret prévoit que ces personnes disparaîtront dans la « nuit et le brouillard », aucune réponse aux demandes de renseignements ne devant parvenir à leurs familles. Ce recours à des déportations sans jugement préalable ne va dès lors cesser de s’amplifier. Les premiers convois de détenus NN au départ de Paris vers le camp spécial d’Hinzert, situé près du tribunal de Cologne, compétent pour les prévenus du ressort du MBF, ont lieu en mai 1942, après la publication d’une seconde ordonnance d’application du décret, décisive, à la mi-avril.
Ces différences de vue sur la conduite de la politique des otages ont amené de nombreux conflits entre le Commandant militaire installé à Paris, Otto von Stülpnagel, et Berlin. Il est finalement remplacé en février 1942 par son cousin Heinrich von Stülpnagel mais, surtout, le 9 mars, Hitler décide de nommer dans le ressort du MBF un chef supérieur de la SS et de la police (Höherer SS und Polizeiführer, HSSPF). Karl Oberg prend ses fonctions fin mai. C’est le représentant direct d’Himmler en France. Si l’autorité militaire reste en place, si ses tribunaux continuent de fonctionner et de déporter des condamnés vers des prisons du Reich, elle n’imprime plus sa marque sur la politique répressive dont la conduite revient dorénavant à la « Gestapo » dirigée par le HSSPF.
Ce dernier coiffe et amplifie une structure policière nazie déjà en place depuis l’invasion de la France. En effet, malgré l’attribution du pouvoir exécutif au MBF, Himmler avait dépêché ses hommes en zone occupée. Une antenne de la Sipo-SD (Sicherheitspolizei und Sicherheitsdienst, police de sûreté d’État et services de sécurité du parti nazi, réunis au sein du RSHA) s’installe en France dans la foulée des troupes d’occupation, durant l’été 1940. Elle entame aussitôt son « programme politique » en visant prioritairement les « ennemis du Reich » : essentiellement les communistes, les francs-maçons et les juifs. Le chef de ce Kommando de la Sipo-SD en France, théoriquement placé sous la responsabilité du MBF qu’il doit informer de ses actions, est Helmut Knochen, jeune membre de la SS, proche d’Heydrich. Oberg l’a comme principal adjoint à la tête de la Sipo-SD, Knochen étant alors promu Befehlshaber der Sipo und des SD (BdS).

Le tournant d’une « politique des otages » reprise, poursuivie puis ajournée par la Gestapo
Le changement d’acteurs à la tête de l’appareil répressif allemand en France occupée ne bouleverse d’abord pas les grandes lignes de la politique suivie, notamment celle d’exécutions des otages. Les Juifs et les communistes, associés sous le même vocable de « judéo-bolcheviks », restent notamment les principales « victimes expiatoires » visées. Pour renforcer le caractère dissuasif de la procédure, un décret du 10 juillet 1942 annonce à la population que les otages peuvent dorénavant être pris parmi les membres des familles des « terroristes en fuite ». Par ailleurs, pour impressionner la population, il est décidé de continuer à regrouper les exécutions.
Celle massive du 11 août 1942 au mont Valérien est la première qu’organisent les nouveaux services de sécurité allemands. Par souci d’efficacité, ils décident de rassembler préalablement les otages choisis au fort de Romainville, un camp installé depuis 1940 dans un ancien site militaire français de la région parisienne. Après l’exécution, une réunion confirme l’intérêt du rôle de « réserve d’otages » de Romainville. C’est ce nouveau statut qu’officialise la note du SS-Sturmbannführer Boemelburg, chef de la section IV du BdS (la « Gestapo » proprement dite), en date du 30 août 1942, qui précise que les otages « aptes » à être fusillés sont dorénavant rassemblés au « Sicherungshaftlager Fort de Romainville », où leur nombre ne devra pas excéder 2006. « Pour les qualifier, la police adopte la dénomination de Sühneperson, utilisée par l’administration militaire depuis mars 19427. »
Les 46 otages parisiens fusillés le 21 septembre 1942 ont tous été extraits du fort de Romainville, où ils avaient été rassemblés depuis plusieurs semaines ou quelques jours. Cette nouvelle exécution est décidée pour sanctionner les attentats survenus depuis la dernière fusillade massive du 11 août8.
Mais ces représailles n’arrêtent pas les attentats contre les forces d’occupation. Condamnées par la population, ces actions répressives risquent par ailleurs de gêner la réquisition des travailleurs prévue par la nouvelle loi française du 4 septembre 1942. La fusillade envisagée pour le 15 octobre est ainsi repoussée puis ajournée par le BdS. La « politique des otages » est suspendue.

À partir du printemps 1943 : une majorité de déportations massives de Schutzhäftlinge non jugés
Après cette décision, et devant le double constat d’une montée des forces de la Résistance et du besoin grandissant de fournir de la main-d’œuvre servile à l’économie de guerre du Reich, la déportation par grands convois massifs vers les camps de concentration est, du printemps 1943 jusqu’à la Libération, l’élément central de la politique répressive allemande en France occupée. Compiègne et Romainville – formant le Fronstalag 122 – deviennent le point de départ de la grande majorité des déportés qui quittent alors le territoire, après y avoir été acheminés depuis des prisons de toute la France où ils étaient jusque-là internés9.
Pour la très grande majorité d’entre eux, ces détenus sont classés au moment de leur déportation en détention de protection ou de sécurité, la Schutzhaft. Cette forme de détention administrative, sans jugement et rapide, décidée par la Sipo-SD, permet déjà aux autorités policières nazies en Allemagne, depuis 1933, d’enfermer en camp de concentration et de manière arbitraire les opposants au régime.
Mais ce changement de pratiques répressives correspond aussi à un tournant au sein du système concentrationnaire nazi, entamé au printemps 1942. En effet, « contrairement à leurs plans, les nazis comprennent, à partir de 1942, que la guerre sera longue, et qu’ils devront la mener dans une situation d’infériorité démographique et économique »10. Les détenus des KL vont dorénavant travailler au profit de l’économie de guerre du Reich. Les zones occupées deviennent des viviers de main-d’œuvre, à un moment où la grande majorité des Allemands sont mobilisés sur le front. Un décret de Himmler du 14 décembre 1942, qui demande aux différents organismes policiers du Reich et des territoires occupés l’envoi dans les camps de 35 000 « détenus aptes au travail », conduit en France aux départs de six convois de janvier à juin 1943, soit près de 7 000 déportés au total. Deux transports, le 16 et le 20 avril 1943, quittent ainsi Compiègne pour Mauthausen.
Ces grands convois dirigés directement vers les camps de concentration ne prennent pas fin au terme de l’application de ce décret. Au contraire, des départs se multiplient, toujours aussi régulièrement, coïncidant avec une montée des forces de la Résistance et, bien souvent, avec les chutes et les démantèlements des groupes par les services policiers allemands. Ils marquent, par le nombre de détenus déportés, le second semestre de 1943 et la plus grande partie de l’année 1944.

Les premiers Schutzhäftlinger III

Toutefois, malgré l’abandon dans les faits de la « politique des otages », le camp de Romainville a conservé son statut de réserve d’otages de la région parisienne. Même s’il n’y a plus d’exécution programmée, les autorités policières allemandes ne retirent pas la qualité d’otage et continuent même de l’attribuer à des détenus, ce qu’illustrent par exemple, en février 1943, les échanges entre un responsable de l’administration militaire du Gross-Paris et les services du BdS au sujet de deux internés au fort de Romainville, Grosmann et Berton11. Mis à la disposition de la Sipo-SD comme Sühnepersonen (SP) après avoir été jugés par un tribunal militaire allemand, respectivement à dix ans de réclusion pour complicité d’espionnage et à mort pour espionnage, le BdS envisage de les renvoyer aux services judiciaires qui les a initialement pris en charge, en vue de leur transfert dans une prison du Reich pour purger leurs peines. Mais les services du MBF refusent et confirment leur volonté de les voir demeurer des Sühnepersonen : une note du BdS du 1er avril 1943 indique finalement la décision de les transférer dans un camp de concentration12. Cet exemple montre que la question du devenir des otages non fusillés et non « déclassifiés » se pose au BdS. La note du 30 août 1942 ajoutait d’ailleurs une limite dans le temps à ce problème, puisqu’il ne fallait pas dépasser le chiffre de 200 Sühnepersonen présents en même temps au fort, un seuil au-delà duquel cette concentration deviendrait dangereuse. Les exécutions étant suspendues, sauf cas exceptionnel – celle du 2 octobre 1943 en est un exemple tragique –, ce cas illustre aussi le fait que c’est dorénavant la déportation qui constitue la solution adoptée mais, le fait est crucial, selon un mode spécifique.

En effet – la note du 30 août le rappelle –, parce que les Sühnepersonen appartiennent « en règle générale aux cercles des personnes qui tombent sous le coup du décret Nacht und Nebel », les personnes rayées de la liste des « SP » par le département II-Pol – en charge de la politique de représailles – doivent être remises au département IV – la « Gestapo » proprement dite – en vue de leur déportation sous cette étiquette13. Si déportation il y a, elle ne peut donc qu’être secrète et spécifique, ce que le sigle NN assure. Une note ultérieure du 11 décembre 1942 indique qu’une partie des otages alors présents au fort doit être déportée en Allemagne, au camp de Mauthausen, en tant que Schutzhäftlinge de degré 3 (Stufe 3 Schutzhaft)14 : de la liste des otages, ces détenus passent donc alors sur celle des Schutzhäftlinge, et selon une catégorie précise. En cela, le BdS suit la procédure normale régie par la directive d’Heydrich.
Les 25 et 27 mars, le 1er avril 1943, trois transports composés de wagons de voyageurs sont formés pour le camp de Mauthausen : les détenus sont majoritairement d’anciens otages de Romainville, mais certains proviennent également de Fresnes15. Il s’agit des premiers départs Nacht und Nebel totalement et directement organisés par les services du BdS en France occupée. Ils sont composés essentiellement, mais pas uniquement, d’anciens Sühnepersonen dont la déportation venait d’être décidée.
On le constate, une des conséquences de la suspension des fusillades massives en octobre 1942 est donc la formation de ces premiers convois « NN Gestapo », généralement ainsi nommés dans l’historiographie16. Le processus administratif est double. En effet, dès lors qu’ils ne pouvaient plus être régulièrement fusillés, les otages de Romainville devaient être déportés vers un camp de concentration du Reich. La procédure de Schutzhaft, tout juste introduite en France occupée, permettait cette entrée dans le système concentrationnaire, que continuait de codifier la directive d’Heydrich. Les services du BdS l’ont donc logiquement appliquée : ils décidèrent de classer les anciens Sühnepersonen en Schutzhäftlinge de catégorie III. De même, parce que ces Sühnepersonen, sans leur placement sur une liste d’otages, auraient relevé de toute façon du décret NN, les services du BdS saisissent cette opportunité pour justifier une déportation sous ce sigle, mais directement vers un camp de concentration, s’appropriant ainsi une procédure gérée surtout jusqu’alors par les militaires. Les anciens otages se retrouvent mélangés dans les convois avec d’autres détenus, également considérés comme dangereux, qui auraient pu être jugés en France par des tribunaux militaires et qui risquaient la peine de mort, mais qui ont été finalement classés NN. Cette procédure « Nuit et Brouillard » permettait en outre de garantir le secret sur une répression qui se voulait également dissuasive. Les otages de Romainville, déportés fin mars et début avril 1943, furent les premiers Schutzhäftlinge III depuis le ressort du MBF. Quinze jours plus tard, les détenus qui quittent Compiègne pour Mauthausen sont aussi des Schutzhäftlinge, mais ils n’ont pas été classés dans cette catégorie III. Bien qu’ils prennent la direction du seul camp de la troisième catégorie, ils le font dans le cadre d’un programme de main-d’œuvre exceptionnel, bientôt clôturé, où les besoins de l’économie de guerre commandent – et dans ce cas seulement – la destination des convois. Aucun autre transport massif ne part plus pour l’Autriche avant le printemps 1944, à un autre moment de la guerre, dans un contexte alors très différent. Par contre, les départs de Schutzhäftlinge III se poursuivent.

Des détenus « dangereux » régulièrement déportés vers Mauthausen comme Schutzhäftlinge III et sous le sigle NN : août 1943 – avril 1944

En effet, le cas des anciens otages de Romainville déportés comme Schutzhäftlinge III n’était sans doute pas destiné à rester exceptionnel pour les services du BdS. Le fait qu’ils partent dans les trois convois de mars-avril 1943 avec d’autres détenus dangereux, qui n’avaient pas été classés comme Sühnepersonen, le montre. Au contraire, durant sa préparation comme après, la procédure administrative mise en place va servir de cadre au traitement des dossiers des détenus considérés comme les plus dangereux par les autorités policières de France occupée.

On l’a précisé, ces cas auraient pu être remis à un tribunal militaire, pour une condamnation à mort rapide : ce choix n’ayant pas été fait, ils relevaient de la procédure NN et devaient partir vers le Reich en vue de leur jugement. À l’instar des anciens otages, le BdS décida donc, dès l’été 1943, d’en classer un grand nombre dans la catégorie des Schutzhaft III et de les déporter sous le sigle NN garantissant le secret. Arrivés à Mauthausen, il n’était pas question de renvoyer devant un tribunal et de les juger.

Le camp de Romainville devient ainsi, avec la prison de Fresnes, un des principaux lieux d’où sont extraits les déportés « NN-Gestapo » par le BdS17. Très surveillés, ils partent de la gare de l’Est, à Paris, en suivant la ligne Paris-Berlin, dans des convois formés le plus souvent de wagons de voyageurs de 3ème classe. Les détenus classés en Schutzhäftlinge III s’y retrouvent avec des Schutzhäftlinge classés dans les deux autres catégories. Ensemble, mais selon des codifications précises réglementant leur entrée dans des camps différents du système concentrationnaire : il était évident qu’à un moment de leur parcours un tri serait opéré pour les diriger, pour chacun selon ce qui avait été décidé, vers la destination prévue. C’est au camp de Neue Bremm, à Sarrebruck, que le RSHA décide d’opérer ce tri et cet « aiguillage ». Situé juste à l’ancienne frontière de la France, géré par la police nazie, il convenait parfaitement à cette nouvelle fonction qu’on lui attribua durant l’été 1943 pour les convois venus de Paris.

C’est en février 1943 que les services de la police allemande de Sarrebruck décident la construction d’un camp le long de la route menant à Metz, sur le lieu-dit « Neue Bremm » où est installé un ancien café-restaurant. S’étendant sur plus de 5 500 m² de terrain, clôturé de barbelés, il est constitué d’un camp pour les hommes et, à partir de janvier 1944, d’un autre pour les femmes18. Sa fonction première est de servir d’annexe à la prison de la ville19, notamment pour les travailleurs étrangers, volontaires ou requis dans la région, arrêtés pour des refus de travail, des sabotages ou des délits de droit commun. Administrativement, il n’est donc d’abord pas directement relié au réseau des « grands » camps de concentration (Konzentrationslager, KL) et au Wirtschaftsverwaltungshauptamt (WVHA)20. Toutefois, sa position géographique frontalière en fait également une destination utilisée pour les personnes arrêtées dans les trois départements d’Alsace et de Moselle annexés ; ainsi que pour les Sarrois opposés au régime nazi ; puis donc pour les détenus politiques venant de France occupée. Au total, en 1943-1944, si on y inclut les femmes en transit avant leur déportation à Ravensbrück, près de Berlin, ce sont près de 50 convois et 2 500 personnes arrêtées par mesure de répression qui prennent la direction de ce camp depuis la zone nord occupée.
De Sarrebruck, après un séjour de quelques semaines au maximum à la Neue Bremm, les déportés sont dirigés vers les différents camps de concentration pour lesquels une demande de Schutzhaft avait été faite. Ceux de la troisième catégorie prennent tous la direction de Mauthausen ; alors que ceux de la deuxième sont principalement aiguillés vers Buchenwald21. Ce rôle « d’aiguillage » est clairement explicité dans une correspondance échangée le 23 juin 1943 entre le service de Berlin chargé d’organiser les convois et de veiller au respect des procédures suivies en la matière, et le BdS à Paris. Ce dernier y apprend qu’une extension de la prison de police de Sarrebruck est « en construction » et qu’elle sera bientôt achevée. Il s’agit d’un camp « de baraques ». Le texte ajoute que la date à laquelle les premiers convois pourront y être acheminés sera indiquée ultérieurement. Il précise surtout que la Staatspolizei de Sarrebruck fera « le nécessaire pour la répartition » dans « les différentes destinations » ultérieures22.

Ce processus administratif, débuté en août 1943, se poursuit jusqu’au mois d’avril 1944. Il s’explique surtout, nous l’avons dit, par la volonté des services allemands de ne pas d’un tribunal militaire et qui auraient dû être condamnés à mort. Vérifions cette idée à travers la composition de ce groupe des Schutzhäftlinge III.
Précisons d’abord qu’ils sont les plus nombreux parmi les 1015 déportés dirigés vers Sarrebruck Neue Bremm d’août 1943 à avril 1944 : les 570 Schutzhäftlinge III représentent plus d’un déporté sur deux (56 %)23. On le constate aussi en notant le petit nombre de Schutzhäftlinge I et le fait que ceux de la deuxième catégorie sont un peu moins d’un sur trois. Dans cette déportation des « NN Gestapo » depuis la France occupée, le camp de Mauthausen est donc la première des destinations.
Ce sont d’abord des résistants, et très majoritairement : si l’on ne connaît pas encore le motif d’arrestation d’un quart de ces déportés, la quasi-totalité de ceux connus relèvent d’un acte de résistance. Ainsi, en l’état des connaissances, au moins des trois-quarts de ces 570 personnes sont des résistants.

Motifs d’arrestation des Schutzhäftlinge III déportés depuis la France occupée à Mauthausen

Ce n’était pas l’évidence, et cela renforce l’idée d’une déportation ciblée de ces détenus vers Mauthausen. En effet, au même moment, les convois qui quittent Compiègne ne sont pas majoritairement composés de résistants, loin de là, surtout au regard des classifications allemandes. Durant la majeure partie de l’année 1943, le groupe le plus nombreux est celui des personnes arrêtées pour avoir tenté de quitter le territoire, surtout via les Pyrénées vers l’Espagne. Il s’agit notamment de jeunes cherchant à fuir les réquisitions pour le travail. Dans les convois vers Sarrebruck, ce motif d’arrestation est quasiment absent, encore plus dans les transferts opérés à Mauthausen.

On y retrouve au contraire d’importants groupes, représentant la plupart des mouvements et réseaux de la Résistance. Parmi les communistes, les Francs-Tireurs et Partisans devancent largement leurs camarades arrêtés pour de la « propagande politique ». Ainsi, quelle que soit cette position sur l’échiquier résistant et politique, il apparaît que les autorités allemandes ont d’abord retenu, pour composer ces convois, des personnes arrêtées en pleine action armée ou de renseignement. Il est d’ailleurs significatif d’y retrouver, alors que le débarquement n’a pas encore eu lieu, un nombre loin d’être négligeable de maquisards arrêtés lors de combats avec des troupes allemandes (près de cinquante).

La comparaison entre les motifs des différentes catégories de Schutzhäftlinge est également très éclairante. Ce poids de la résistance armée et de renseignements en ressort encore renforcé pour les Schutzhäftlinge III. L’exemple des maquisards est particulièrement significatif : dans neuf cas sur dix, ils sont classés dans cette troisième catégorie et prennent la direction de Mauthausen. Cette comparaison avec les Schutzhäftlinge II montre aussi l’importance des présupposés idéologiques des services allemands dans la définition de la Résistance : les déportés arrêtés pour une activité communiste constituent nettement le premier groupe des personnes dirigées vers l’Autriche (au moins 35 %, contre moins de 25 % sur le total des « NN Gestapo »), le poids de leur résistance étant surreprésenté parmi les Schutzhäftlinge III. On y retrouve des personnes pour beaucoup arrêtées par la police de Vichy, condamnées à de fortes peines de prisons par une Cour spéciale ou le Tribunal d’Etat et finalement livrées aux Allemands24.

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Ces convois, pourtant numériquement faibles dans le bilan total des déportations de répression depuis la France occupée, sont donc au cœur de la répression de la Résistance. Il n’est dès lors pas étonnant que les Allemands les aient fait partir selon une procédure parfaitement étudiée et garantissant un maximum de sécurité et de secret. Guère surprenant non plus, à la lumière des directives nazies gérant l’entrée dans les camps de concentration, de retrouver à Mauthausen ces Schutzhäftlinge III qui les composent.
Les derniers à rejoindre ainsi ce camp y arrivent le 29 avril 1944 et sont immatriculés dans la série des 64 500. Après cette date, alors qu’un débarquement allié est attendu, le BdS met un terme aux convois de NN via Sarrebruck. Peu de temps avant, le 22 mars et le 6 avril 1944, deux nouveaux convois massifs avaient été dirigés depuis Compiègne vers Mauthausen : ils ne l’avaient pas été selon cette procédure spécifique, ces déportés n’étant pas classés NN. Davantage présents dans nos mémoires, ces transports massifs ne peuvent pourtant occulter la réalité de politiques de déportations plurielles et adaptées aux résultats de la répression en France occupée.

Thomas Fontaine
Centre d’histoire sociale du XXe siècle
(CNRS-Paris 1 Panthéon-Sorbonne)

5 Les deux départements du Nord et du Pas-de-Calais sont gérés par un autre Commandement militaire, installé à Bruxelles et qui administre également la Belgique. Les trois départements d’Alsace et de Moselle relèvent rapidement de deux Gauleiter qui dirigent une administration civile et non plus militaire. Nous retiendrons ici le seul cas du MBF, car si des procédures répressives sont communes à ces trois entités, les écarts sont grands dans leurs applications. Sur le MBF, se reporter à la thèse de doctorat de Gaël Eismann, La Politique de « maintien de l’ordre et de la sécurité » conduite par le Militärbefehlshaber in Frankreich et ses services entre 1940 et 1944, IEP de Paris, 2005.
6 Centre de Documentation Juive Contemporaine (CDJC), XLV-a46. Se reporter également aux travaux de Serge Klarsfeld, Le Livre des otages, Paris, Les Éditeurs français réunis, 1979
7 Mille otages pour Auschwitz. Le convoi du 6 juillet 1942 dit des « 45 000 », Claudine Cardon-Hamet, Fondation pour la Mémoire de la Déportation-Graphein, Paris, 1997 et 2000, p. 153-155
8 Se reporter aux articles de Pierre-Serge Choumoff, « Il y a quarante ans, l’exécution de 116 otages le 21 septembre 1942 », Le monde juif, la revue du Centre de Documentation Juive Contemporaine, n° 108, 1982, pp. 151-159 ; et « Les 116 fusillés du 21 septembre 1942 », Le patriote résistant, n° 635, 1992, p. 6-7
9 37 285 personnes partent ainsi du camp de Compiègne entre le 6 juillet 1942 et le 17 août 1944, en 26 transports d’un effectif moyen chacun de 1 040 déportés en 1943 et de 1715 en 1944. Se reporter au Livre-Mémorial des déportés arrêtés par mesure de répression réalisé par la Fondation pour la Mémoire de la Déportation, Paris, Éditions Tirésias, 2004, quatre tomes
10 Déportation et génocide, 1939-1945. Une tragédie européenne, Yves Le Maner, La Coupole, Saint-Omer, 2005, p. 127
11 CDJC, XLV-62, courriers en date du 2 et du 10 février 1943
12 CDJC, XLV-76. Ils partent le 14 juillet 1943 vers Natzweiler
13 CDJC, XLV-a46. Se reporter également aux articles de Pierre-Serge Choumoff, op. cit.
14 CDJC, XLV-58
15 Surtout dans le premier convoi. C’est le cas par exemple de René Dugrand, un ouvrier de vingt ans, arrêté avec ses camarades du réseau CND-Castille pour avoir fourni de nombreux renseignements militaires à Londres. Dans les deux convois suivants, on compte un grand nombre de membres du groupe communiste Valmy, dont René Roby arrêté après sa participation directe au sabotage des pylônes de Sainte-Assise.
16 On parle de convois « NN-Gestapo » pour ceux organisés par le BdS directement vers un camp de concentration, et non pas vers le camp spécial d’Hinzert ou vers des prisons du Reich comme le MBF les avait jusque-là réalisées, notamment en vue d’un jugement prévu initialement par la procédure NN de décembre 1941. Lire notamment Jean-Luc Bellanger, « Comment les NN sont-ils devenus « Nuit et Brouillard », Le Patriote résistant, n°671, septembre 1995 ; Nuit et Brouillard, NN, l’opération terroriste nazie 1941-1944, Karol Jonca et Alfred Konieczny, Draguignan, 1981 ; Le décret et la procédure Nacht und Nebel (Nuit et Brouillard), Joseph de la Martinière, Paris, FNDIRP, 1988 (2ème édition) ; Les déportés « Nacht und Nebel », une expérience spécifique. Étude portant sur les hommes « NN » déportés au SS-Sonderlager Hinzert entre mai 1942 et septembre 1943, Guillaume Quesnée, mémoire de maîtrise de l’université de Caen, 2001 ; les textes du décret figurent en langue allemande dans le Procès des grands criminels de guerre devant le tribunal militaire de Nuremberg (14 novembre 1945 – 1er octobre 1946), Nuremberg, 1949, tome XXXV, documents et autres matériels de preuves.
17 « Les politiques répressives en France occupée : l’exemple du camp d’internement installé au fort de Romainville, 1940-1944 », Thomas Fontaine, 2007, in La répression en France, 1940-1945,Bernard Garnier, Jean-Luc Leleu, Jean Quellien, dirs, Actes du colloque international de Caen, 8-10 décembre 2005, Caen, Éditions du CRHQ
18 Sur le camp de la Neue Bremm, se reporter aux travaux de Bernard Raja et Renger Dietmar, Neue Bremm, Ein KZ in Saarbrücken, Gerichtsverlag S. Brück, 1999 ; Dans le purin jusqu’aux épaules, Témoignages d’anciens déportés au camp de concentration de la Nouvelle Brême, Bernard Horst, Sarrebruck, Vereinigung der Verfolgten des Naziregimes VVN – Bund der Antifaschisten / Landeshaupstadt Saarbrücken, édition bilingue français-allemand, 2001 ; « Malgré nos souffrances … nous sommes encore là. » Témoignages d’anciens déportés au camp de la Gestapo de la Nouvelle Brême, Bernard Horst, Blatthaus, Sarrebruck, 2005.
19 Dans de nombreux documents de la Kommandantur du camp, celui-ci est désigné comme une « extension de la prison de police », Erweitertes Polizeigefängnis. Sur ce point, lire surtout Neue Bremm, Terrorstätte der Gestapo. Ein Erweitertes Polizeigefängnis und seine Täter, 1943-1944, Elisabeth Talhofer, Rohrig Universitätsverlag, St-Ingbert, 2003
20 Administration mise en place pour centraliser et unifier le réseau des camps de concentration.
21 Par exemple, dans le premier convoi qui arrive à Sarrebruck le 17 août 1943, 15 détenus de Romainville sont des Schutzhäftlinge de catégorie I : 4 sont dirigés vers Dachau et 11 autres vers Sachsenhausen, deux camps de la première catégorie. Cinq sont des Schutzhäflinge de catégorie II, dirigés vers les camps de la deuxième catégorie de Neuengamme, de Flossenbürg et de Natzweiler. Enfin, 10 sont des Schutzhäftlinge III et partent vers Mauthausen, le seul camp de catégorie III.
22 CDJC, XLV-72
23 Le registre de Romainville (conservé aux archives nationales, F9 5578), d’où partent jusqu’à la fin de l’année 1943 une grande partie des « NN Gestapo » permet de retrouver les mentions abrégées des catégories de la Schutzhaft (Sch. I, II ou III). Nous n’avons pas l’équivalent pour la prison de Fresnes.
24 C’est notamment le cas d’Artur London, arrêté en août 1942 par les Brigades spéciales de la Préfecture de Police de Paris, condamné en mai 1943 à dix ans de travaux forcés par un Tribunal d’Etat, interné à la prison de Blois et livré en février 1944 aux Allemands pour être déporté à Sarrebruck le 28 février.