Jean Bernard ALDEBERT (1909-1974)

Mauthausen – Gusen II (matricule 53 628)

Jean Bernard Aldebert, né à Saint-Étienne (France) en 1909, est un affichiste et un dessinateur professionnel, puisque cet ancien élève des Beaux-Arts est, en France, avant-guerre, un des caricaturistes attitrés du magazine Ric et Rac et qu’il a même été, en 1939, le fondateur du magazine La Dent de Lyon à Lyon. Son activité de dessinateur engagé va lui coûter la liberté, avec son arrestation le 15 novembre 1943 à Balmont (Haute-Savoie) par la Gestapo (suite à une caricature d’Hitler dans Ric et Rac, représentant le Führer en chimpanzé…). À l’emprisonnement à Lyon (Montluc) succède la détention à Compiègne, avant la déportation, d’abord pour un mois dans le camp de quarantaine de Buchenwald, puis dans le camp de Mauthausen, où il arrive la 16 janvier 1944, et devient le matricule 53 628. Aldebert connaît ensuite, pour une courte durée, le camp annexe de Gusen I, avant d’être transféré en avril 1944 à Gusen II, « ce camp qui passe pour être le plus terrible des kommandos sous la tutelle de Mauthausen » (p. 70). Rapatrié en France le 22 août 1945, il réalise 50 dessins sur son expérience concentrationnaire à partir d’esquisses exécutées juste après sa libération dans le camp de Mauthausen. Les 50 dessins, accompagnés de commentaires de l’auteur, sont publiés en 1946 chez Fayard sous le titre Chemin de croix en 50 stations, et connaîtront une réédition bilingue en 1988, chez un éditeur autrichien, Bibliothek der Provinz. Le dessinateur, décédé en 1974, travaillera principalement pour les magazines Ici Paris, France Dimanche et Jours de France et publiera des albums de bandes dessinées humoristiques ainsi que des dessins publicitaires.

Les 50 dessins d’Aldebert sur les camps, réunis en 1946, font partie des témoignages dits iconographiques de la déportation, aussi rares que précieux, que l’on a coutume de qualifier d’« art concentrationnaire ». Cette dernière désignation, en soi critiquable, se justifierait ici en raison de la qualité artistique de ces esquisses, parfois proches de la caricature, qui laissent clairement transparaître les talents du dessinateur. Dans cette œuvre où prime le désir de témoigner à une époque où la reconnaissance des faits était encore loin d’être une évidence, le souci du détail, dans les scènes extérieures comme dans les scènes intérieures, demeure une préoccupation constante, qui, selon Pierre Serge Choumoff, dans son introduction du recueil de 1988, possède « une valeur historique exceptionnelle i. Les dessins, accompagnés chaque fois de textes courts, d’un peu moins d’une page, dans lesquels Aldebert précise et situe les scènes représentées, se caractérisent en outre par l’évocation des sentiments d’une souffrance personnelle, marqués par des oscillations constantes, sans doute salutaires aussi, entre le « je »,  le « nous » et le « ils ». Comme la plupart des témoignages de l’après-guerre, ces dessins – et les textes qui les accompagnent – demeurent essentiellement dédiés aux camarades morts, pour lesquels l’auteur réclame justice sur un ton souvent vindicatif, également caractéristique de cette époque-là : « S’il est une justice – nous ne voulons pas encore en douter – que la loi du talion soit appliquée, froidement, sans passion, mais dans toute sa rigueur. Écoutons la voix de nos morts qui réclament une vengeance » (p. 20). Mais par-delà cette forme exacerbée du réquisitoire que peuvent prendre les textes, et par-delà les indications quelquefois erronées concernant les données historiques, notamment chiffrées, ces dessins demeurent une restitution imagée d’une exceptionnelle vérité, comme le souligne encore le témoin-historien Pierre-Serge Choumoff à propos des dessins de la désinfection terriblement meurtrière de Gusen II : « Ses trois pages consacrées à la désinfection de Gusen II, dont nous avons été les témoins en janvier 1945, ont une valeur historique précieuse, même si le nombre des morts s’est avéré, après de nombreuses années de recherches, non encore achevées d’ailleurs, inférieur à celui de 4 000 qu’il indique […] Des scènes de cet événement sont pour nous parmi les plus dramatiques que nous ayons pu voir, car nous n’étions alors séparés que de quelques mètres de ces camarades au seuil de la mort nus et enfiévrés, tentant de se refroidir et d’étancher leur soif au contact de la neige dans laquelle ils gisaient ou vers laquelle ils se précipitaient » (p. 14).

Aldebert 1
La valeur historique de ces dessins se double sans cesse d’une valeur testimoniale d’un autre ordre, non plus seulement historique mais aussi humaine, dans la mesure où ils restituent en fait moins la réalité elle-même qu’une réalité vécue par un dessinateur-témoin, qui exprime, en même temps que sa propre souffrance, celle des autres, notamment celle de détenus encore plus mal lotis que lui, comme les malades qui sont entassés dans la partie du Revier surnommée le « Bahnhof » (la « gare »), où « les condamnés du Bahnhof, privés de tout, meurent de soif et de faim » (p. 162).

Aldebert 2
Les 3 dessins consacrés aux Juifs sont en ce sens parmi les plus émouvants du recueil, et l’horreur nous est dévoilée à travers le prisme d’une véritable compassion dans la représentation réaliste de ces maigres enfants juifs nus chargés de la vidange des cuves d’excréments, Aldebert cherchant lui-même à échapper à la cruauté de la scène par le rêve : « Des enfants juifs sont plongés nus dans les fosses ; cramponnés à une échelle de fer, ils se font passer les seaux pleins que d’autres vident dans un wagon citerne. Leurs corps, que déforme le rachitisme, sont répugnants à voir. Ils sont couverts de ces matières immondes qui s’égouttent des seaux. […] Peut-être pensent-ils aux choses auxquelles pensent les petits, rêvent-ils d’un autre monde, si près d’eux où l’on ne battrait plus les enfants, un monde illuminé d’étoiles qui ne seraient pas jaunes ?… » (p. 142).

Aldebert 3
À une capacité aiguë d’observation, toujours empreinte d’émotion, peut aussi se conjuguer, chez Aldebert, la capacité de croquer les sujets, comme en témoignent en particulier les quelques caricatures de ses bourreaux, chefs de Block pervers et autres kapos sanguinaires, alors fustigés par le dessin.

Aldebert 4
La condamnation sans appel des exactions des bourreaux, qui émane de tous ces dessins, ne se clôt cependant pas en images par les actes de vengeance perpétrés par les détenus à la libération de Gusen II, transformé en « un immense charnier que survolait une multitude de corbeaux » (p. 222), puisque l’esquisse finale du recueil représente, de manière plus optimiste, la liesse collective lors de la libération du camp de Mauthausen, où Aldebert fut évacué en avril 1945, peu avant l’arrivée des Américains.

Aldebert 5
Même si l’esprit vindicatif demeure, l’œuvre d’Aldebert est sous-tendue par une volonté didactique profonde, tournée vers l’avenir, à laquelle Émile Valley rendait hommage le 30 avril 1974, dans l’éloge funèbre de son camarade : « Homme de cœur sensible, dévoué, voulant laisser aux jeunes générations des écrits, des dessins montrant ce qu’étaient les camps de concentration nazis, ceci afin que vous, les jeunes, vous ne puissiez jamais les connaître. »

Claude Winkler-Bessone

N.B. – Les numéros de pages indiqués pour les citations de Jean Bernard Aldebert et Pierre Serge Choumoff renvoient à l’édition des dessins de 1988.
La citation d’Émile Valley est extraite du Bulletin de l’Amicale de Mauthausen.

Chemin de croix en 50 stations : de Compiègne à Gusen II en passant par Buchenwald, Mauthausen, Gusen I, Arthème Fayard, Paris, 1946, 113 p., réédité en 1988