Johann GRUBER (1889-1944)

Mauthausen – Gusen I

le « père Gruber »

Comment ne pas commencer cette évocation en faisant appel à Jean Cayrol, le premier à avoir été secouru par le père Gruber, il lui dédie ainsi le Chant funèbre (écrit en juin 1945, publié dans Larmes publiques, 1946) :
« Pour mon plus que père, Jean Gruber, prêtre autrichien, prisonnier politique au camp de Gusen, célèbre historien de son pays, supplicié le vendredi saint 7 mars 1944, à trois heures, pour avoir nourri secrètement, pendant des mois, trente-cinq Français ».

Nous rejoignons le père Gruber, docteur en philosophie, lorsqu’il est directeur de l’Institut pour aveugles de Linz.

C’est un patriote ardent, convaincu, un opposant à l’idéologie nazie. Il n’hésitait pas à afficher publiquement ses opinions antiallemandes et son attachement à la vieille Autriche : « Il est triste que le gouvernement doive maintenant se protéger avec des mensonges, cela ne suffit pas à l’Allemand d’avoir souillé son nid, maintenant il vient chez nous souiller le nôtre. »
Devant son refus du compromis, les autorités de l’époque n’ont d’autre solution pour tenter de le détruire que de lui intenter un procès en moralité et avec perturbation de l’ordre public : fausses allégations, dénonciation d’un adjoint envieux, diffamation, diffusion de la rumeur, c’étaient bien là les méthodes arbitraires utilisées pour écarter les gêneurs, chez les gens d’Église, leur interdire toute fonction enseignante ou spirituelle.

Pour la clarté de notre travail, soulignons tout de suite que le tribunal régional de Linz, le 20 janvier 1999, a annulé la condamnation du père Gruber pour fausses allégations. Le Parlement autrichien a confirmé cette sentence d’abolition le 16 mars 1999, soixante ans après !
L’on peut donc affirmer que l’arrestation du père Gruber fut en fait strictement politique. Cela souligne, s’il en était besoin, la difficulté de dissocier le port de la soutane de convictions antinazies.

Ayant purgé sa peine d’abord à la prison de Garsten, puis au camp de concentration de Dachau, il est transféré le 16 août 1940 à Mauthausen, puis au camp de Gusen I où nous le retrouvons.

Le père Gruber étonnait et détonnait dans cet univers de violence et de mort qu’était Gusen. Sa physionomie respirait la vie, car il portait en lui le sens de la vie. Pierre Serge Choumoff l’a bien connu, sans toutefois avoir fait partie de ses protégés. Il se souvient l’avoir souvent croisé alors qu’il était en compagnie de son fidèle ami et confident Ramos, un Républicain espagnol. Pierre Serge parle d’une bonhomie détendue, d’un charme aimable. Jean Cayrol achève le trait : « C’était un petit homme rond, toujours souriant, avec de magnifiques yeux bleus et cordiaux ». On évoque sa silhouette trapue. Tous les témoins ont été frappés par son respect pour ses interlocuteurs. Religieux, personne ne l’a vu prier ostensiblement une seule fois, alors que Pierre Serge Choumoff rappelle que sa prière préférée était la prière de communion d’Ignace de Loyola : « Souffrance du Christ, endurcis-moi… » Il s’interdisait de prêcher ou d’orienter pensées et conversations vers la religion. Sa philosophie était que la seule résistance était de ne pas mourir ; la survie de l’âme passait d’abord par celle du corps. Il fallait tenir, donc manger. À Cayrol, qui cherchait un jour un réconfort spirituel, il répond vivement : « Cayrol, l’âme, on verra plus tard, d’abord il faut que tu manges. » On cite également cette phrase du père Gruber : « Survivre est la seule forme de résistance dans un camp de concentration ».

On comprend mieux la suite de son action. Il allait mobiliser son intelligence, son esprit pratique, une position privilégiée dans le camp, ses réseaux extérieurs, le hasard aussi, pour mettre en place une véritable organisation, un gigantesque négoce de la charité, de la résistance à la mort.

À partir de là, son histoire est entrée dans la légende.

Tous les témoignages évoquent le « marché de Gusen », ce lieu de troc derrière le Block 19. Et dans les lavabos du Block 12, chaque soir, il distribuait 50 litres de soupe à ses protégés, écoutait leurs besoins et leurs plaintes, pour mieux les aider. Une image forte de cette scène est celle que j’emprunterai à Gérard Brieux, jeune du réseau de résistance CND-Castille : « Le père Gruber nous apportait quelques tranches de pain, avec toujours son petit pot de confiture sucrée, un peu de margarine et quelquefois un bidon de soupe aux pommes de terre. » Il y joignait des paroles de réconfort, d’encouragement à lutter, des nouvelles du front, et comme il était foncièrement optimiste, c’était pour les détenus la promesse de la défaite proche du Reich. Nombreux sont les témoignages de gratitude de ceux qui lui doivent d’avoir survécu. Ils sont Espagnols, Polonais, Belges et surtout Français, car le père Gruber était francophile. Il s’intéressait à tout de notre culture, de notre pays, dont il parlait la langue. Il a fait servir de la soupe à quelques dizaines de Français jusqu’en 1944, notamment à des jeunes. Pour ce faire une véritable petite organisation fut créée sous l’impulsion de Jim Pelletier, pour aider le père Gruber à répartir équitablement son aide à ses jeunes camarades. Louis Deblé, devenu plus tard Ambassadeur de France, l’a souvent évoqué avec émotion.
Paul Brusson, notre ami belge, qui fut lui-même sauvé par le père Gruber écrit encore : « Au printemps 1943, les premiers politiques français sont arrivés à Gusen, gaullistes et communistes. Sans faire aucune distinction, le père Gruber s’est appliqué à réconforter et à aider grand nombre d’entre eux, tant était grand son amour pour la France ».
Il a même réussi, selon Jim Pelletier cité par Bernadac, à faire transférer une vingtaine de jeunes Bordelais de la carrière à l’usine Steyr.

Ces actions incroyables n’ont été possibles que par le statut très exceptionnel que le père Gruber avait réussi à se fabriquer.

Lors de la construction de la voie ferrée de Saint-George Gusen au camp de Gusen I, furent mises à jour des tombes de l’âge de bronze. Sur l’ordre d’Himmler, les SS décidèrent de créer à Gusen le plus grand musée archéologique du Reich. Chmielewski fit appel à des spécialistes et le docteur Gruber osa se présenter. Il fut nommé chef du Kommando d’archéologie de Gusen. Cela lui donna une impensable liberté de sortie du camp vers Mauthausen, Linz et jusqu’à Vienne ! Le transport des amphores et des vases à restaurer n’était que prétexte à faire passer des éléments d’information sur la vie dans les camps de concentration, et en sens inverse, à ramener des sommes d’argent qui lui permettaient de constituer des provisions de cigarettes, monnaie d’échange contre la soupe – la corruption des Kapos de la cuisine et des SS aidant.

Il était l’exemple vivant de la fraternité, de la charité en action, au mépris de sa propre vie, car il connaissait parfaitement les risques énormes qu’il prenait tant à l’intérieur du camp qu’à l’extérieur. Le père Gruber était membre d’un réseau autrichien de résistance. En avril 1944, la Gestapo fut informée de l’existence de ce réseau et trouva chez un ami arrêté le Livre blanc de Gusen, témoignage du père Gruber sur le quotidien du camp.

Le père Gruber fut confondu un matin d’avril, violemment jeté au cachot, humilié, battu, supplicié, torturé pendant trois jours, pendu à un croc de boucher sans avoir parlé. Il s’est éteint en avril 1944. Les SS ont poussé le sadisme jusqu’à proclamer que sa mise à mort a coïncidé avec l’heure de la mort du Christ. Extrait du Chant funèbre de Jean Cayrol : « Ô Jean de la Croix, tu ris à tes bourreaux. Encore un bon tour dans ta tête, et tes yeux à demi fermés brûlent d’une éternelle malice ».

La conclusion de cet hommage appartient à ceux qui l’ont connu, à l’éclairage de trois témoignages, difficiles à choisir dans l’abondance de ceux qui ont été écrits :

  • le cardinal Franz Konig : « Une autre langue, une autre culture, et une conviction politique différente ne présentaient pour lui aucun obstacle. Sa mort violente, le vendredi saint de l’année 1944 devint un fanal. »
  • Le détenu polonais Rakowski : « Il était par ci, par là, partout, il avait des amis parmi toutes les nations d’Europe car il parlait un langage universel du coeur que tout le monde comprenait. »
  • Pierre Serge Choumoff : « Johannes Gruber reste pour nous le symbole d’un de ces rares Autrichiens qui surent s’opposer à l’Anschluss, au nazisme. Sa conduite et son action incarnent à jamais dans notre souvenir la dignité de l’Homme. »

Tel fut le père Gruber, supplicié à Gusen, où il a incarné à jamais tant l’humanisme européen que sa mission de prêtre.

Michelle Rousseau-Rambaud