Le camp des Espagnols

Au début du mois d’août 1940, moins de six semaines après la signature de l’Armistice par le gouvernement du Maréchal Pétain, 392 Espagnols furent internés à Mauthausen. Premiers des 7 300 combattants républicains immatriculés dans ce camp de 1940 à 1945. À la fin de la guerre, en mai 1945, 2 000 seulement survivaient.

Tous les autres étaient morts : dans la brutalité des premiers mois, à la carrière, à la construction de la forteresse, dans la neige et la glace de l’hiver, dans l’épuisement de la deuxième année où ils formèrent la plèbe du camp central et surtout de Gusen (en septembre – octobre 1941, tous les morts de Gusen furent des Espagnols) ; dans l’opération « baignoire » de 1942 où le simulacre d’hygiène inventé à Gusen visait à éliminer les plus faibles, dans la chambre à gaz d’Hartheim où étaient liquidés les « musulmans » officiellement dirigés vers le « sanatorium » de Dachau. Morts d’accidents de travail, de sévices répétés, morts de la tuberculose, du typhus, de la dysenterie, morts après avoir lutté pied à pied.

Depuis dix ans, le combat était leur destin. Dans l’armée républicaine contre les franquistes et leurs alliés fascistes et nazis, dans les camps français où, avec leurs familles, ils avaient été les premiers « réfugiés », puis les premiers « internés » à Brens, à Gurs, à Rivesaltes, à Elne, à Barcarès, à Septfonds, à Argelès, au Vernet, et le pays de la liberté ne leur avait été ni accueillant, ni secourable. Dans les unités combattantes ou auxiliaires des armées françaises, au cours de la Campagne 1939-1940, ils avaient connu la « drôle de guerre » à l’issue de laquelle s’était scellé leur malheur.

Soldats, prisonniers de guerre, militaires régulièrement incorporés et encadrés dans les unités de pionniers ou la Légion étrangère, ils avaient suivi le Front de Stalag en Stalag, l’itinéraire de la défaite et de l’exil des 1 800 000 prisonniers français. Au mépris des Conventions de Genève et malgré les réserves des autorités de Vichy, ils avaient été extraits des camps de prisonniers pour devenir Schutzhäftlinge. La police politique du IIIe Reich n’en avait oublié aucun. Alors qu’ils auraient dû être prisonniers politiques sous le triangle rouge, les SS créèrent pour eux la catégorie des Rote Spanier avec le triangle bleu frappé du « S ». Tous allèrent à Mauthausen, le camp des « irrécupérables », parce que, pour les nazis, depuis Madrid, Tolède et le front de l’Èbre, ils étaient ennemis auxquels il ne sera jamais rien pardonné.

À Mauthausen, ils ne pouvaient pas plus mal tomber : le camp était de création récente et les installations sommaires, les effectifs réduits, l’encadrement intérieur assuré par les seuls détenus de droit commun, « verts » et « noirs ». Les Polonais, qui constituaient le groupe national le plus nombreux, ignoraient tout d’eux. À Buchenwald, ils auraient pu trouver quelques complicités auprès des politiques, communistes ou autres, qui, depuis 1933, avaient investi l’appareil clandestin. À Mauthausen, rien. Que leur courage et leur solidarité.

Le 26 août 1940, José Marfil Escabona fut le premier d’entre eux à succomber. En fin de journée, ils se rassemblèrent et firent une minute de silence. Geste d’humanité, témoignage de respect, action collective : de quoi stupéfier les SS, mais aussi encourir toutes les foudres. Démarche sans lendemain, mais la ligne était tracée : lutter.

Alors ils luttèrent. Ils ne purent éviter la carrière (l’enfer de l’enfer) ni les galeries de mine de Gusen, mais en s’efforçant d’apprendre l’allemand, faisant valoir leurs compétences pour devenir maçon plutôt que terrassier, coiffeur plutôt que manœuvre, photographe ou couturier plutôt que bête de somme tirant les wagonnets, ils conquirent des places et, composant avec les autres nationalités, ils jouèrent le terrible jeu du moindre mal, sauvant ainsi une minorité, ils tinrent bon jusqu’à l’arrivée en 1943-1944 d’autres combattants de la liberté, anciens des brigades internationales, anti-fascistes, résistants anti-nazis et patriotes de toute l’Europe. Ils participèrent à la création et à la montée en puissance du contre-pouvoir clandestin, dressé contre les SS et leurs agents. Au centre même du dispositif international, ils sauvegardèrent ce qui était possible, si peu que ce fût.

Arrivés socialistes, communistes, trotskistes, anarchistes ou apolitiques, ils firent bloc et, en 1944, les survivants avaient tous le même profil. Durcis dans leurs corps, discrets jusqu’au mystère, vigilants jusqu’à l’obsession, opiniâtres jusqu’à l’entêtement, avares de paroles, mais prompts à l’action, ils tenaient des postes clefs, à la Schreibstube et même à la Politische Abteilung. Intraitables, ils avaient éliminé les traîtres et les mouchards. Sachant aller au-delà des rancœurs du passé et de l’amertume d’un si long abandon, ils avaient accueilli et aidé ceux qui, après eux, avaient mené le même combat. Ils ont été, en mai 1945, au premier rang du groupe militaire international, embryonnaire mais résolu, qui tint les SS à distance et reçut, d’égal à égal, les forces alliées.

Pierre Saint Macary,
président, puis président d’honneur de l’Amicale de Mauthausen

N.B. : Saint Macary est décédé le 18 juillet 2006.