Les barbelés sont encore là

De l’ « euthanasie » SS aux « avancées » contemporaines : « Les barbelés sont encore là. »

Discours d’Erwin Riess
prononcé à l’ancien camp de concentration du Loibl Nord,

cérémonie du 14 juin 2014
| traduction : Luc Bousseau |

Le 7 mai 1945, un jour avant la fin officielle de la guerre, les détenus du camp ont vaincu leurs bourreaux. Des centaines de survivants du camp du Loibl se sont mis en chemin sur la route escarpée descendant dans la vallée en direction de Ferlach, laissant derrière eux le plus vite possible le camp où ils ont été humiliés, exploités, brutalisés. Les détenus qui devaient rester dans la galerie du tunnel pendant les dynamitages, qui gelaient cruellement du froid glacial du massif des Karawanken en hiver et qui souffraient de myriades de moustiques et de la chaleur en été, ont abandonné le camp à lui-même, c’est-à-dire : à la nature. Les baraques des prisonniers, des SS, des bâtiments d’exploitation, six miradors, une place d’appel, une double clôture barbelée, un boyau de passage, encore une clôture barbelée et un soi-disant crématorium, une fosse en haut du camp, dans laquelle on incinérait les cadavres des morts en plein air. La nature a accepté le cadeau. Trente ans plus tard, on ne pouvait plus rien voir du camp. Une jeune forêt avait recouvert le terrain.

Bien que les détenus libérés n’eussent rien avec eux, une lourde charge pesait sur eux : le souvenir des camarades abattus, humiliés, trahis, des malades tués par le médecin SS Ramsauer. Ils ne pouvaient alors pas s’imaginer que Ramsauer, qui avait injecté de l’essence dans le cœur de détenus et qui leur avait fait subir des prétendues expériences médicales, pourrait après la guerre faire une telle carrière, ennoblie par de multiples distinctions du Land de Carinthie. À un âge avancé, cinquante ans après ses crimes, l’homme a encore déclaré qu’il serait prêt à tout refaire à l’identique s’il en avait la possibilité. Les anciens détenus ne pouvaient pas non plus s’imaginer que le souvenir officiel du camp disparaitrait sous une forêt, sous une forêt d’épicéas vieille de soixante ans, comme on peut le voir sur les fondations du camp civil.

Certains boulangers, certains bouchers et certains commerçants des villages environnants ont bien profité de la manne que représentait le camp de concentration. De même que les fenêtres et les portes, le verre, les tuiles, la quincaillerie ont trouvé des usages à des fins privées. Seuls les barbelés sont restés. Il n’est pas recommandé de déambuler librement sur la prairie à flanc de montagne à côté de la place d’appel. Sous les herbes et les fleurs se cachent les barbelés de l’ancien camp, ils sont rouillés et coupants, mais ne sont pas moins dangereux aujourd’hui qu’autrefois.

Mesdames, Messieurs ! Eric Hobsbawm, illustre historien anglais, qui a vécu dans les années vingt du siècle passé à Vienne avant de rentrer en Angleterre, dit : il n’y a pas de passé. Ce que l’on nomme ainsi à la légère est partie intégrante du présent. Il dit de plus : la période que nous ressentons comme présente couvre au moins trois générations. Le présent dure donc environ un siècle. Et, dans certains cas, dure pour toujours. Il n’y a alors ni passé, ni futur, il y a seulement un présent perpétuel.

Ce n’est pas l’unique raison pour laquelle il est impossible de travailler sur le passé. On peut travailler un meuble, on peut travailler un retard pour le rattraper, avec une réussite plus ou moins grande. Mais travailler le passé est tout aussi impossible que surmonter le passé. Cela renferme une telle violence que cela mène inéluctablement à l’accablement. Cependant, ce qu’on peut et doit essayer, c’est de tirer des fils continus du présent perpétuel, les fils de la vie de ceux qui l’ont perdue brutalement. Nouer les fils de la vie des assassinés avec ceux des survivants est la seule possibilité d’amener le passé au présent futur. Qu’il s’agisse de parents ou de personnes étrangères n’a aucune importance. Il est important de nouer les fils de la vie des assassinés à ceux des vivants, de faire entrer en contact la génération des grands-parents à celle des petits-enfants. Il faut, pour ce faire, des manifestations régulières qui permettent de prendre conscience de la position des hommes dans le présent.

Certains éléments de la culture du souvenir peuvent contrecarrer les phénomènes qui conduisent à ce que les événements historiques tombent dans l’oubli, à ce que la désinformation médiatique ensevelit les liens déjà établis. Les cérémonies de commémoration servent d’ossature de la conscience, elles font le lien entre le niveau temporel et le niveau cognitif, entre, d’un côté, le deuil, la colère et l’indignation et, de l’autre, une compréhension plus approfondie des mécanismes qui survivent à des sociétés ou bien qui les font tomber dans la barbarie.

On est loin de voir la fin des partis et des idéologies fascistes. Le terrain sur lequel pousse cette herbe mortelle est encore très fertile, et il ne manque pas non plus d’engrais. Nous en connaissons les causes en économie et en histoire.

L’objectif principal des mouvements fascistes est de soumettre et de discipliner les hommes dans le sens où l’entendent les maîtres. Ils sont tenus de frapper les boucs émissaires et de consommer jour et nuit. Ils jouissent dans ce champ de toutes les libertés. Seule une liberté ne leur est pas octroyée. Ils ne doivent en aucun cas prendre conscience de leur situation dans la société. Les médias numériques veillent à les divertir et les abrutir, l’extrême droite à les exciter les uns contre les autres et à les menacer.

En temps de crise, on ressort les vieux clichés de l’ennemi des archives de l‘histoire : anti-slave, anti-tzigane (dissimulé sous la « haine des mendiants »), haine des Russes, antisémitisme et un anticommunisme primitif et un antisocialisme.

À quoi s’ajoute : ce que Ramsauer pratiquait encore sous une forme brute est aujourd’hui à l’ordre du jour de la santé publique et des agents qu’elle emploie en politique et en science. La dégradation des conditions de vie des handicapés, des personnes âgées et fragiles va dans le même sens : une belle mort comme on dit, mettre un terme à une vie prétendument plus digne d’être vécue. En Hollande, où de telles lois sont en vigueur depuis des années, on dénombre trois mille personnes victimes de l’euthanasie active chaque année. Les associations hollandaises d’handicapés estiment que, pour deux tiers des euthanasiés, le désir de mourir n’est pas donné, mais bien le désir de réconfort et de soulagement des douleurs.

Vous allez dire que je décris un cauchemar. Mais la plus profonde rupture de la civilisation des temps modernes n’a-t-elle pas commencé par un cauchemar ? Imaginant appartenir à une race supérieure, à une nation supérieure ? Présupposant de manière monstrueuse que la faiblesse ne soit une caractéristique défiant l’acte de violence ? Et les pires cauchemars ne sont-ils pas ceux dont les hommes n’ont même pas conscience ?

Nous ne parlons pas d’un avenir lointain, mais bien du présent. Nous ne sommes pas au début de ce processus de formation de relations restauratrices et xénophobes. Nous sommes en plein dedans. Cependant : même si le désespoir de beaucoup de personnes en Europe et autour de l’Europe grandit, même si la menace de guerre s‘accroît, même si la paupérisation et le sentiment de désorientation se banalisent : il n’existe pas d’évolution sociétale qui ne soit pas irréversible. Il faut toutefois réunir quelques qualités pour combattre les forces de l’obscur. Avoir du courage et avoir longue haleine comptent parmi les qualités plus importantes. En guise de représentant de nombreux résistants, on citera ici Janko Tišler, ancien ouvrier en génie civil et résistant actif. Il était courageux et a eu longue haleine. Parmi ces qualités, on compte également le fait de se positionner sans équivoque face aux courants et regroupements d’extrême-droite. C’est un mythe de croire qu’il suffise de parler avec ces gens pour les convaincre de l’abomination de leurs pensées et de leurs actions. La réalité est pourtant ainsi : si on donne la main à un fasciste, on se retrouve manchot.

Pour terminer, mentionnons encore une qualité pour une coexistence réussie : nous avons besoin de lieux où nous pouvons sans crainte et sans restriction nous recueillir. Nous avons besoin d’un port où nous pouvons poser l’ancre à l’abri des intempéries et des tempêtes, où nous pouvons nous approvisionner et reprendre confiance afin de continuer notre route. Nous avons besoin d’un port empreint d’une humanité encore intacte. Ce mémorial est un de ces ports. Les barbelés sont encore là. Nous n’en avons pas l’utilité. Nous avons le devoir de tout faire pour que cela reste ainsi.
Je vous remercie pour votre attention.

Erwin Riess est écrivain et membre actif du Selbstbestimmt Leben Bewegung behinderter Menschen (mouvement autonome des handicapés). Il vit à Pörtschach-Pritschitz et à Wien-Floridsdorf.
contact : Otto Müller Verlag, Salzburg, www.omvs.at,
tél.: 0664 100 17 54, mél : e.riess@a1.net.