L’oubli édicté

Discours commémoratif de Christian Rainer,
cérémonie internationale de la libération du camp de concentration d’Ebensee 2011
7 mai 2011, cimetière des victimes

Très honorés survivants du camp de concentration d’Ebensee, très honorés parents et amis de survivants, Mesdames et Messieurs !

Je suis d’Ebensee. J’ai vécu ici depuis ma naissance jusqu’à 18 ans. C’est un hasard de l’histoire qui a fait de moi un journaliste. Quand l’ex-secrétaire général de l’ONU et officier des SA Kurt Waldheim a présenté sa candidature pour la fonction de président de la république, une colère indicible me prit en raison de ses mensonges et de son image de l’histoire autrichienne.

J’ai deux filles jumelles juives de huit ans. Lola et Noomi sont les filles d’une juive et petites-filles d’une Hongroise1 et d’un Roumain2 qui, à la dernière extrémité, ont pourtant survécu à l’holocauste et se retrouvèrent déplacés à Vienne à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Je suis moi-même le fils d’un lieutenant de l’armée allemande qui, entre 1941 et 1945, a combattu les Russes en Russie et les partisans en Italie. C’est en tout cas ce que l’on m’a raconté étant enfant. Et on me l’a répété il y a quelques semaines, lorsque l’on apprit – avec une certaine fierté – que je ferais ce discours aujourd’hui : l’on a vécu la guerre et perdu ses années de jeunesse pour une armée allemande anonyme, mais pas pour les nationaux-socialistes et pour Adolf Hitler comme j’essayais en vain de l’expliquer.

Ebensee. Enfants, parents. Mesdames et Messieurs : vous comprendrez que ce jour et cette allocution sont, pour moi, quelque chose de plus personnel qu’ils ne l’ont été pour d’autres orateurs au cours des commémorations de ces dernières années. Je vous remercie profondément de m’avoir invité à vous parler.

« Ne jamais oublier ». Ne jamais oublier, c’est la raison pour laquelle nous sommes rassemblés en ce lieu, la raison pour laquelle ce lieu de la mémoire existe au camp de concentration d’Ebensee. Ne jamais oublier, ce sont des mots grands. Ils portent en eux tout ce qui fait la différence de l’être humain : la capacité de se souvenir et de transmettre ces souvenirs à plusieurs générations et, par là-même, à travers les siècles. En même temps, « ne jamais oublier » renonce à toute pensée de vengeance pour l’injustice et les souffrances subies et à toute exigence explicite d’un acte qui pourrait faire suite au souvenir.

« Ne jamais oublier », c’est l’appel silencieux au « bon » côté supposé exister dans l’être humain. C’est l’espérance que le souvenir de ce qui s’est passé puisse suffire à empêcher que l’histoire se répète : par exemple, la répétition de l’assassinat bestial de plus de 8 000 détenus ici, à Ebensee, et d’autres millions de personnes dans la mécanique de la mort des nationaux-socialistes, la mécanique de la mort de nos nationaux-socialistes.

Est-ce que ce « Ne jamais oublier » suffit ? Nous ne le savons pas. Mais il y a des raisons de poids d’en douter. D’une part, en effet, il y a une espèce d’ordonnance à l’action de la politique autrichienne qui est contre : la politique a ordonné d’oublier et ces directives sont sur le point de passer dans la mentalité du domaine public dans ce pays. Par ailleurs, nous pouvons nous poser la question si, à part ce lieu de la mémoire et d’autres, à part un petit noyau de personnes qui réfléchissent, quelque chose a vraiment jamais été rappelé, quelque chose qui maintenant pourrait être menacé d’oubli.

L’oubli édicté. Lorsqu’en l’an 2000, Wolfgang Schüssel forma, au nom de sa prétention au pouvoir, un gouvernement avec le parti libéral, il se passa des choses qui dépassèrent de loin les circonstances. Schüssel ne décréta rien de moins que d’effacer des livres l’histoire de l’Autriche des années entre 1938 et 1945. On appelait cela, sous des prétextes cousus de fil blanc, la fin de la marginalité.

En vérité, il s’agissait de la fin cachée de la condamnation de l’holocauste ; c’était l’interdiction de nommer le génocide, une interdiction de se souvenir. La feuille de vigne des négociations de restitution ne doit pas nous tromper.

Schüssel et, avec lui, le parti populaire et, avec eux, les élites du pays pardonnèrent aux politiciens et à leurs partisans et en firent des gouvernants égaux en droits. Avec cela, on n’excusait ou ne pardonnait pas quelque chose de passé, pas des erreurs de jeunesse ou l’aveu depuis longtemps périmé d’avoir suivi Adolf Hitler. Ces personnages ennoblis par le pouvoir politique n’étaient pas des réprouvés de jeunesse. C’étaient d’actifs « éternels d’hier », menteurs, banalisateurs, antisémites, racistes. Et leur image du monde devint une possibilité d’égalité des droits dans le spectre de l’opinion.

L’inclusion au lieu de l’exclusion exigeait donc un oubli actif des cruautés du national-socialisme qui avaient produit une vision du monde de ces personnes maintenant actives au gouvernement.

Mesdames et Messieurs : en l’an 2000, il fut donc indirectement interdit de célébrer la mémoire du KZ d’Ebensee car une partie des nouveaux acteurs de la politique intérieure ne voulaient pas devoir accepter la condamnation des évènements d’alors. Décret d’oubli au lieu de ne jamais oublier.

Cela eut des conséquences désastreuses : le soi-disant livre tabou de l’an 2000 entraîna au cours des dix années écoulées l’indifférence envers la singularité de l’holocauste. Les home pages néonazies sont devenues des faits divers. Qu’un Allemand nationaliste ayant des opinions radicales de droite devienne président du parlement à Vienne ne touche plus personne. Le nouveau chef du parti libéral autrichien encore dans son milieu radical de droite nazie se prépare à conquérir la première place auprès des électeurs autrichiens. L’éternel d’hier est devenu officiellement bien vu dans les salons.

L’avertissement du souvenir qu’il représentait jusqu’à présent est oublié grâce à sa charge officielle. Il y a deux ans, j’ai écrit dans mon magazine que les agressions de cinq jeunes d’Ebensee lors de la commémoration dans le tunnel du camp étaient un tour de vauriens. Comprenez-moi bien : ces agressions envers des survivants du KZ étaient monstrueuses, elles étaient impardonnables. Mais comment des enfants entre 14 et 17 ans pourraient-ils reconnaître la portée de leurs actions, comment pourraient-ils, surtout, en comprendre la monstruosité idéologique alors que des vauriens nantis d’idéologies apparentées peuvent occuper dans ce pays les plus hauts postes dans les partis politiques, le parlement et au gouvernement ?

Il y a quelques années un éminent politicien, orateur en ce lieu, disait : « On peut constater qu’en Autriche il y a un large consentement, au-delà des partis, à condamner sans conditions les crimes du national-socialisme et aussi à faire des recherches. »

Aujourd’hui, j’arrive moins que jamais à voir ce consentement.

Nous devons bien sur nous poser la question : comment est-il possible de ne plus penser l’impensable ? comment un pays peut-il oublier l’holocauste qu’il a contribué à causer et la participation à l’assassinat militarisé qu’a été la Deuxième Guerre mondiale ? pourquoi est-il suffisant qu’un habile politicien intègre au lieu d’exclure et le pays à sa suite oublie au lieu de se souvenir ?

Est-ce, peut-être, parce que, dans ce pays, on ne s’est jamais rappelé et il n’est donc pas besoin d’oublier ? Que veut dire « ne jamais oublier » quand il n’y a rien à rappeler ?

Mesdames et Messieurs : je vous parle maintenant de ma vie. Étant enfant, j’avais neuf ou dix ans, c’est-à-dire il y a presque quarante ans, je suis allé dans les tunnels du camp de concentration d’Ebensee. A cette époque, ces tunnels n’étaient pas en sûreté et c’était donc un lieu d’aventures pour moi et mes amis. Nous rampions avec de mauvaises lampes de poche sur le terrain mouillé, traversant des passages bas et entrant dans les énormes cavernes de la montagne avec ses ruines en béton. Ce que nous ramenions dans nos sacs à dos de ces explorations dangereuses, c’était des pierres brillantes, du feldspath et du mica. Ce que nous ne ramenions pas, c’était un savoir d’où nous étions allés. Autant il n’était pas possible de cacher aux enfants le cimetière du KZ avec son poteau indicateur inquiétant pour nous, autant le secret de la montagne restait caché.

Restait-il caché parce qu’il voulait se cacher devant nous ? Sûrement pas : il avait été volontairement caché. Il manquait les personnes qui auraient expliqué ce que les installations des tunnels signifiaient. Où étaient donc les parents qui auraient raconté que des milliers de détenus du KZ avaient été maltraités à mort précisément là où nous faisions nos explorations ? Où étaient les parents qui nous auraient dit que, dans nos excursions, nous trébuchions sur les ossements d’hommes morts là pitoyablement ?

Où étaient les parents qui nous auraient parlé de la vie quotidienne en Autriche et spécialement à Ebensee entre 1938 et 1945 ? Où étaient les parents qui auraient expliqué qu’à cette époque-là encore, c’est-à-dire en 1970, les auteurs circulaient dans le voisinage, qu’ils se retrouvaient toutes les semaines dans une brasserie du centre d’Ebensee, d’où ils partaient, seulement 30 ans auparavant, régulièrement à la chasse aux juifs ? Où étaient les parents qui m’auraient dit que c’était justement l’auberge où ils m’envoyaient habituellement pour le repas de midi ? Où étaient les parents qui nous auraient prévenus qu’une aimable monitrice de gymnastique de l’endroit était une nationaliste allemande non déguisée ?

Mesdames et Messieurs : se souvenir n’est pas possible là où il n’y a rien dans le souvenir. « Ne jamais oublier » devient ainsi une espérance vaine. Je rends toute une génération responsable du fait qu’aujourd’hui on ne comprend pas, on ne condamne pas avec horreur, répulsion et exclusion ce qui s’est passé alors.

Pour rendre cela plus clair : il ne s’agit pas des auteurs, des dénonciateurs, des habiles suiveurs. Je parle de simples soldats de l’armée. Je parle de leurs familles, qui s’inquiétaient pour leurs fils qu’elles ont trop souvent perdus en guerre. Je pense aux témoins muets des pires crimes de l’histoire de l’humanité qui nous est proche.

Ce n’était évidemment pas un devoir – comme Kurt Waldheim l’avait affirmé – de servir les nazis. Ce n’était pas non plus un devoir de faire de la résistance. Mais cela aurait été un devoir, après l’effondrement du Troisième Reich, de parler, sans relâche et malgré tous les traumatismes individuels, de tout ce qui c’était passé.

Ce n’était pas important d’expliquer à ses propres enfants que l’on avait été enrôlé sans le vouloir dans l’armée ou dans l’appareil de propagande. C’était un cadeau !!! Il aurait été plus important d’expliquer que cette armée et ces appareils n’étaient pas des masses neutres ; qu’ils étaient autant chargés d’une énorme culpabilité que les mécanismes nazis.

Dit en une seule phrase : après 1945, il aurait été nécessaire que chacun participe à la responsabilité collective de l’Autriche.

Non seulement on est en droit d’exiger la vérité, mais la vérité doit être extorquée à l’homme afin qu’elle ne puisse pas se répéter.

Ne jamais oublier !

Je vous remercie de tout mon cœur d’avoir pu vous parler.

1 de Budapest [ndlr] – d’après le texte du discours publié sur le site du magazine Profil.
2 de Czernowitz (Cernăuţi) [ndlr] – d’après le texte du discours publié sur le site du magazine Profil.

Christian Rainer est un journaliste autrichien, né en 1961 à Ebensee, rédacteur en chef et éditeur de Profil, magazine hebdomadaire d’investigation.
Le texte de ce discours est également publié, en allemand, sur le site du magazine Profil, à l’adresse suivante : http://www.profil.at/articles/1118/560/296136/gescheitert-wiederaufbau