Chant des marais

Origine

Le Chant des marais a été écrit en juillet 1933 par des prisonniers allemands antinazis au camp de Börgermoor, un des premiers camps de concentration conçus pour y enfermer les opposants au nouveau régime. Le travail, éreintant, consistait à assécher les marais voisins.

Johann Esser, mineur de la Ruhr, auteur de poèmes dans un journal engagé, et Wolfgang Langhoff, homme de théâtre, écrivirent les paroles. C’est un employé de commerce, Rudi Goguel, né à Strasbourg qui composa la musique.
Tous les trois étaient membres du KPD, le parti communiste allemand.

L’écriture du Chant des marais est une réaction de révolte : en effet, les SS obligeaient les détenus à chanter pendant le travail et les trajets, et imposaient des chants patriotiques, militaires et à la gloire du national-socialisme. Il s’est donc agi d’écrire un chant de combat qui, tout à la fois décrit et dénonce les conditions réelles de vie des prisonniers, et aussi un chant d’espoir « pour relever de leur abattement les camarades du camp », comme l’écrit Hans Eisler en 1948. On retrouve cette double expression de la souffrance et de l’espérance dans la mélodie : les couplets sont en tonalité mineure, mais le refrain en majeur.

Bien sûr, l’écriture se fit dans la clandestinité, Rudi Goguel écrivit la musique au Revier, dans le silence relatif de la nuit. Une répétition a eu lieu dans les lavabos de la baraque 8, et une interprétation théâtralisée présentée par 16 chanteurs au millier de prisonniers du camp, qui reprirent immédiatement le refrain. Le Chant des marais fut tout de suite interdit par les SS – et aurait pu disparaître des mémoires.


Diffusion

Libéré en 1934 – jusqu’à l’internationalisation de la population des camps, ce ne sont pas des camps de la mort – Wolfgang Langhoff passe clandestinement en Suisse et écrit un long témoignage sur son expérience concentrationnaire qui va être largement diffusé en Europe et contribuer à faire connaître et dénoncer le nazisme. Le livre est traduit en français dès 1935 et paraît chez Plon sous le titre Les Soldats de la lande. 13 mois dans un camp de concentration.

Les Allemands antinazis déjà réfugiés en Europe se montrent très attentifs au Chant des marais. Bertolt Brecht l’utilise dans la pièce Grand Peur et misère du troisième Reich, qu’il écrit entre 1935 et 1938, et dans laquelle il montre, à travers 24 fragments, les différents visages de la société allemande : la scène 4 se déroule dans un camp de concentration et les prisonniers, qui travaillent à pelleter du ciment entonnent le Chant des marais, pour montrer leur détermination commune face aux SS, en dépit de leurs divergences politiques. À Londres, Hans Eisler, qui composera la musique du film Nuit et Brouillard, remanie la mélodie pour le ténor Ernst Busch. Quand ce dernier s’engage dans les Brigades internationales, il fait connaître ce chant en Espagne. Diffusé par Radio Madrid, il est repris par le Bataillon Thälmann, de la XIème brigade, qui regroupait des combattants antifascistes allemands. Il fera partie, interprété pourtant le plus souvent en allemand, des chants les plus célèbres de l’Espagne républicaine combattante. Il est connu en France dès 1936, chanté par la Chorale populaire de Paris, avec des paroles librement adaptées. D’anciens détenus de Börgermoor, réfugiés en Tchécoslovaquie, font imprimer le texte et Radio Prague diffuse le chant avant 1938. Eisler peut ainsi affirmer que le Chant des marais est une des « plus belles chansons révolutionnaires du mouvement ouvrier international ».

Le Chant des marais est ainsi un chant de la « préhistoire » de l’univers concentrationnaire, pour reprendre l’expression de la FNDIRP. Il est connu en Europe avant que l’armée allemande envahisse les pays européens et déporte ceux qu’elle considérait comme des opposants. Les déportés partis de Compiègne par le convoi du 18 août 1944 le connaissaient et l’ont chanté comme un hymne de lutte ; ceux qui sont revenus le chantèrent après guerre comme un chant de mémoire.


Postérité

À partir de 1945, le Chant des marais devient le chant de mémoire de tous les déportés. En ce sens, il change de fonction : de chant de lutte antifasciste, il devient l’expression du souvenir des souffrances et des morts, lors des cérémonies, et subit évidemment quelques modifications.

Les paroles de l’adaptation française diffèrent assez sensiblement de l’original allemand, en particulier à la fin. Alors que le texte allemand évoque un espoir politique précis, avec le terme « patrie », la version française développe une vision idéale quasi messianique de l’avenir. Le passage de la bêche à la pioche est également symptomatique : les prisonniers de Börgermoor avaient des outils adaptés à leur travail spécifique dans les marais, des bêches, qui sont autant de fusils dérisoires pour ces « soldats ». « Piocher » désigne un travail harassant, qui mobilise et épuise tout le corps : dans son livre, Pierre Saint Macary écrit que « la pelle peut être une amie. La pioche, jamais ! ». « Piocher » devient le terme générique qui dénonce toutes les tâches exténuantes des déportés, et l’extermination par le travail.

L’interprétation musicale a également évolué : Ernst Busch propose un chant lent, mais très rythmé, avec des accents, une scansion affirmée, qui exprime un élan, de marche et de lutte. Au contraire, dans les cérémonies en France, on entend souvent une version mélancolique, tout en tristesse, telle une déploration. Au total, la mémoire de la douleur tend à estomper le caractère militant originel.

L’attachement des déportés à ce chant est très fort. En témoignent deux articles parus dans le bulletin de l’amicale. En 2000 [bulletin n°282, avril 2000, p. 10], un article de Jacques Peyrat dénonce l’erreur relevée dans un roman récent : « Ce chant-là […] appartenait aux Juifs, et rien qu’à eux ». Si l’auteur affirme la confiance que les déportés placent dans l’art pour transmettre la mémoire de la déportation, il tient à rétablir la vérité en rappelant l’origine exacte du chant.

Et bien sûr, lors des cérémonies à Mauthausen, comme dans les autres camps, on reprend le Chant des marais. En 2015 [bulletin n°341, juillet 2015, p. 10], à la fin des cérémonies internationales, ce sont des jeunes de tous les pays d’Europe (pour la France, le collège de Monfort-sur-Risle) qui l’ont chanté dans toutes les langues. Moment particulièrement fort, quand l’ensemble reprend, en chœur, chacun dans sa langue, la dernière strophe, celle qui dit l’espérance : alors, le caractère universel et internationaliste du Chant des marais se trouvait réaffirmé.


Texte original (traduit de l’allemand par Max Wintersperger)

Où que nous regardions
Il n’y a que marécage et prairie tout autour
Aucun ramage pour nous réjouir
Des chênes sont debout chauves et tordus


(Refrain)
Nous sommes les soldats des marais
Qui portons nos bêches


Ici, dans cette lande aride
Le camp est installé
Ici, nous sommes, sans joie aucune,
Rangés derrière des barbelés


Le matin les convois défilent
Vers les marais, au travail,
Creusent sous le soleil brûlant
Mais l’esprit tourné vers la patrie


Vers le bercail, vers le bercail
Vers les mères, les femmes et les enfants
Certains d’entre nous soupirent
Car nous sommes prisonniers ici


Les sentinelles vont et viennent
Aucun, aucun de nous ne peut s’échapper
La seule fuite possible, c’est la mort
Quatre clôtures entourent la forteresse


Cependant nous ne nous plaindrons pas
L’hiver ne peut pas durer pour l’éternité
Et un jour nous nous dirons :
Patrie, tu es encore à nous


Et alors les soldats des marais
Ne porteront plus leurs bêches


Adaptation française

Loin dans l’infini s’étendant
De grands prés marécageux
Pas un seul oiseau ne chante
Sur les arbres secs et creux


(Refrain)
Oh! Terre de détresse
Où nous devons sans cesse
Piocher, piocher


Dans ce camp morne et sauvage
Entouré d’un mur de fer
Il nous semble vivre en cage
Au milieu d’un grand désert


Bruit des pas et bruit des armes
Sentinelles jours et nuits
Et du sang, des cris, des larmes
La mort pour celui qui fuit


Mais un jour dans notre vie
Le printemps refleurira
Liberté, liberté chérie
Je dirai : tu es à moi


(Dernier refrain)
Oh! Terre enfin libre
Où nous pourrons revivre
Aimer, aimer

► Pierre Saint Macary, Mauthausen : Percer l’oubli, L’Harmattan, 2004
► sur www.antiwarsongs.org : Soldados del pantano (la version espagnole du chant)
► sur YouTube, Die Moorsoldaten interprété par Ernst Busch
► Audio disponible sur l’album petite barque de Chœur d’Hommes d’Anjou