À Mondeville (Calvados), une rue et un collège Gisèle Guillemot

À l’inauguration du collège, le 14 septembre, discours prononcé par le président de l’Amicale :

Que le nouveau collège de Mondeville porte le nom de Gisèle Guillemot résulte, j’imagine, d’un consensus naturel. Ce choix s’inscrit aussi dans une difficile restructuration des collèges du secteur et de la carte scolaire. Mondeville, Colombelles, double espace de l’enfance de Gisèle, matrice d’une identité construite plus que subie. Vous en connaissez mieux que moi les arcanes, qui plongent à coup sûr dans l’histoire et la sociologie de ce territoire.
Gisèle Guillemot est une fille d’ici. Mais plus qu’à la terre natale et même aux racines familiales, ne marqua-t-elle pas sa fidélité d’abord au noyau de jeunes camarades de combat, dans le prolongement direct des copains de l’enfance ? Presque tous furent tués. Elle porta leur deuil sa vie entière, placarda leurs visages dans des livres ; Mondeville grava leurs noms, en sa présence, il y a deux décennies ; à la mort de Gisèle, le sien fut ajouté. Une autre plaque, dans le collège de Colombelles en 2002. À Mondeville aujourd’hui, où peut bien mener une rue Gisèle Guillemot, sinon à un établissement d’enseignement ? C’est la droite ligne de l’humanisme progressiste, optimiste, tracée par Victor Hugo (« qui ouvre une école ferme une prison »). Dans certains cercles, il est de bon ton aujourd’hui d’en rabattre sur ces convictions-là… Gisèle non, certainement pas. Son attachement ne s’est jamais démenti aux causes éducatives et à la conscience civique.
L’expérience de la résistance et de la déportation évidemment ravage et transcende une vie – Gisèle Guillemot sépare mémoire traumatique et mémoire construite. Au point d’afficher les années terribles comme une mise « entre parenthèses » (c’est le titre de son premier livre). Or non, bien sûr, puisqu’elle en fit le fil conducteur de sa vie intellectuelle et militante durant presque soixante-dix années.
À Mauthausen, elle passa seulement 47 jours : du 7 mars au 22 avril 1945. Au terme d’un incroyable périple en wagon cellulaire à travers l’Allemagne et la Pologne, commencé en octobre 43 avec des haltes dans des prisons, dont deux enfermements plus longs à Lübeck et Cottbus. Envoyée au camp de concentration de Ravensbrück, le camp des femmes, en novembre 44, elle est transférée début mars 45, parmi quelques milliers d’autres, dont 570 Françaises, de Ravensbrück vers Mauthausen, un camp d’hommes, en ex-Autriche. Selon la bureaucratie SS, c’était le camp le plus dur, et donc, notent les historiens, la sélection visa les « NN » – « Nacht und Nebel » –, celles dont le sort était de disparaître dans la nuit et le brouillard. Mauthausen fut ainsi le bout de la chaîne.
Comme la plupart des rescapés, Gisèle porta le souvenir douloureux des compagnes disparues, le remords, presque, d’en avoir réchappé. Elle préserva les décennies qui suivirent le réseau des camarades qu’elle se choisit, sans unanimisme, dans les associations d’anciens déportés, dont l’Amicale de Mauthausen, où je l’ai côtoyée, durant une vingtaine d’années, d’une réunion à l’autre, et dans des déambulations en Autriche, sur divers sites du camp. Ainsi ce jour de mai 2005 où, devant le monument français, elle s’étrangla d’indignation face aux propos que tenait la représentante de notre gouvernement citant des catégories de victimes, sans voir d’abord en celles et ceux qu’elle avait devant elle des combattants antinazis ! Vous trahiriez Gisèle Guillemot en faisant d’elle une victime !
Cependant, sachons bien qu’elle subit les geôles hitlériennes en condamnée à mort (les nazis ne fusillaient pas les femmes : ils les décapitaient à la hache dans les prisons), puis le quotidien des camps, que bien sûr il ne m’appartient pas d’évoquer : il faut lire les quatre livres que publia Gisèle Guillemot pour mesurer de qui ce collège porte le nom.
Celui d’une héroïne ? Je doute qu’elle eût accepté le mot. Une vivante, lucide, vaillante, libre – et une femme, de petite taille, mais qui porta au plus haut, avec bravoure, énergie, optimisme les exigences d’humanité, face à la pire barbarie du siècle dernier – ce droit irrécusable, qu’elle se forgea à Colombelles, mais légitimé par la Révolution française : le droit de résister à l’oppression.

de gauche à droite : la députée, la sénatrice, la maire de Mondeville,
le petit-fils et les filles de Gisèle, le président du Conseil départemental, le maire de Colombelles


Gisèle Guillemot reçut pour son premier livre le prix d’histoire et sociologie de l’Académie française. Elle fut faite commandeur de la Légion d’honneur. Son cercueil fut déposé avec solennité sur le pavé de la cour d’honneur des Invalides, comme ensuite ceux de Stéphane Hessel et Simone Veil.
La notoriété acquise la conduisit aussi sur le plateau télé noctambule d’On n’est pas couché, où elle fit face, presque dans le ton, ou y imposa le sien.
Le nom de Gisèle Guillemot est légitime dans le lieu où nous sommes. Mais marquer ainsi ce territoire est un défi. Il devra évidemment ouvrir largement l’accès aux livres de Gisèle (principalement
 Entre parenthèses et Elles… Revenir), se nourrir des histoires aussi tragiques que lumineuses qu’ils racontent, des valeurs qu’ils proclament. Tout en sachant que l’exemple du passé ne dispense aucune génération de refaire en totalité l’itinéraire de la prise de conscience, au terme de quoi certains sauront mettre en jeu leur propre existence si l’avenir de tous en péril et les autres courberont l’échine – sans qu’on puisse jamais en préjuger : les premiers sont souvent une minorité, mais elle sauve l’humanité, ou la foi qu’on peut avoir en elle.
Dans un collège, le défi est concret : au-delà d’un cénacle d’adultes avertis, accueillir chaque année de plus jeunes élèves et les éveiller au fait que l’humanité est constituée de plus de morts que de vivants, et que, selon la thèse soutenue par l’historien étatsunien Thomas Laqueur, c’est « le travail des morts » qui fait civilisation.
Je vous propose maintenant d’écouter quelques brèves minutes Gisèle Guillemot, à qui Jean-Louis Roussel offrit de s’exprimer deux heures durant devant un auditoire d’étudiants de l’IUFM d’Évreux en 2008. Un contrechamp, monté par Bernard Obermosser, qui permettra d’entrevoir une personnalité plus complexe, ou plus simple, et de comprendre que les horreurs vécues ne font pas les mélancoliques. Écrire, parler, ce n’est pas la même chose. La voix de Gisèle, à la différence de ses textes, fait la part belle à la provocation, à l’autodérision, qui dénotent une distance, une pudeur. Et puis, aussi brave soit-on, la posture se fissure.

Daniel Simon