Édith Sheffer, Les enfants d’Asperger, le dossier noir des origines de l’autisme

Édith SHEFFER, Les enfants d’Asperger, Le dossier noir des origines de l’autismeFlammarion, coll. Au fil de l’histoire – préface de Josef Schovanec, 387 p., 2019

Syndrome d’Asperger, autisme de haut niveau, autisme ordinaire, autisme avec troubles déficitaires intellectuels. Cette classification a été remise en cause par l’American Psychiatric Association qui établit le grand livre des diagnostics psychiatriques ; et dans sa dernière version, le DSM5, ces catégories d’autisme ont disparu au profit d’un regroupement sous le terme générique de « Troubles du Spectre de l’Autisme (TSA) ». Cette disparition du syndrome d’Asperger en tant que tel (c’est loin d’être encore le cas partout, notamment en France) a-t-elle à voir avec « la vie et l’œuvre » de ce médecin psychiatre autrichien, Hans Asperger, qui officia activement pendant la période nazie de l’Autriche ? Serait-ce le passé nazi de cet homme qui aurait conduit à la « dé-nomination » du syndrome ? Il semble bien que non. C’est une rationalisation de la classification et du diagnostic, sur des critères multifactoriels ! À cela le Dr Asperger n’aurait sans doute pas été opposé, puisqu’il s’inscrit parfaitement, intellectuellement, et concrètement, dans cette lignée classificatrice des individus basée sur la définition de troubles socio-comportementaux.

Comme le souligne dans sa passionnante préface (à l’édition française) Josef Scovanec, notre monde est plus que jamais fanatique de la classification et du diagnostic, avec pour cela des moyens de plus en plus sophistiqués et performants qui prennent le pas sur la réflexion.

Le livre d’Édith Sheffer vient interroger la question des origines de l’autisme comme pathologie identifiée et caractérisée. Si le terme apparaît pour décrire une forme d’isolement relationnel de certains schizophrènes dès 1911, c’est Kanner aux États-Unis pour la forme « typique » avec des troubles cognitifs sévères et Asperger à Vienne pour des formes sans déficits cognitifs marqués, qui élèvent le terme d’autisme au rang de pathologie caractérisée. Seule la forme de Kanner sera connue jusqu’en 1981 où la thèse d’Asperger est redécouverte par Lorna Wing, et l’autisme d’Asperger élevé au rang de diagnostic spécifique. Pour Asperger, sa théorie permettait concrètement une différenciation entre enfants éducables et récupérables et enfants irrécupérables (pour le Reich en l’occurrence – et l’on connaît le destin de ces irrécupérables).
L’évolution de la définition diagnostique de l’autisme en a fait passer le nombre dans la population d’environ 1 pour 5 000 à 1 pour 60.

Ce livre, centré sur l’analyse historique de nombreux documents notamment relatifs à la psychiatrie et « l’éducation » des enfants sous l’ère nazie, en particulier à Vienne, montre la complicité active d’Asperger dans la sélection des enfants et leur envoi à l’hôpital du Spiegelgrund où se scellait souvent leur destin. Il rappelle s’il en était besoin encore comment certains des pires collaborateurs du régime nazi ont pu échapper aux condamnations que leur attitude pour le moins complice aurait méritée. C’est le cas d’Hans Asperger.

Mais on ne peut non plus ignorer combien ces criminels du régime nazi ont contaminé – je serais presque tenté de dire fécondé – par leurs actes et leur pensée certains aspects de notre modernité. À une époque, la nôtre, où Laurent Alexandre, chroniqueur, médecin, passé par l’ENA, peut écrire, en autres et sans sourciller, dans L’Express (anciennement dit de gauche) – « En réalité, comme l’explique Franck Ramus, de Normale sup : « En moyenne, [notez la subtilité de l’indétermination] les personnes les plus défavorisées socialement sont aussi les plus désavantagées génétiquement. »! »
À une époque, la nôtre, où des officines scientifiques privées peuvent vous révéler, à côté de vos origines géographiques, de vos risques de maladies, par exemple le pourcentage précis de vos origines « juives ashkénazes », on peut s’interroger sur l’action (et ses conséquences) de cet autre type d’enfants d’Asperger que sont les scientifiques d’aujourd’hui et de demain, mâtinés pour certains d’une formation administrativo-politique de haut niveau, à l’exemple de notre chroniqueur sus nommé.
À une époque où, comme le dit Josef Scovanec, on disposera bientôt d’un dépistage prénatal de l’autisme, la porte est de plus en plus grande ouverte à toutes les questions de l’eugénisme – et de l’euthanasie –, pour quelque motif que ce soit : racial, physique, mental, social, du genre bien sûr, et de la souffrance. Resteront à définir, selon peut-être des logiques algorithmiques, les seuils acceptables d’anormalité ou de normalité, de souffrance supportable ou non, de valeur sociale, voire de performance prédictible et de coût pour la collectivité.

Et n’oublions pas non plus, comme le rappelle ce livre, que la pensée nazie sur l’eugénisme et l’euthanasie, pensée mise en acte de manière particulièrement organisée, que l’eugénisme et l’euthanasie étaient pratiqués, à une échelle sans doute plus individuelle, dans les systèmes de santé de nos pays dits civilisés (sans même évoquer ici toutes les formes de massacres et de génocides liés notamment aux colonisations).

Il est une dernière question dont le livre d’Édith Sheffer ne traite pas, mais à laquelle il peut conduire : face à la genèse, au contexte, au développement et aux conséquences du « travail » du Dr Asperger, comment toutes ces personnes qui, se reconnaissent, ou sont reconnues comme les « enfants d’Asperger » – au sens qu’elles ont obtenu ainsi une identité parfois même valorisée d’« Asperger », plutôt qu’un rejet douloureux lié à leur « inadaptation » sociale –, comment vont-elles pouvoir, maintenant, assumer ou rejeter cette lourde filiation ?

Laurent Meyer