Boix, de Barcelone au cimetière du Père Lachaise…

François (Francisco dans l’Espagne d’Alphonse XIII, Franz à Mauthausen, Francesc en Catalogne) Boix Campo
(1920-1951)

Francisco Boix et « sa » Leica

sommaire

Et, bien sûr, à ne pas manquer, le bulletin n°349, juillet 2017, p. qui consacre une large part à cet événement !



FRANCESC BOIX, DE BARCELONE À PARIS…

Francisco Boix est né le 14 août 1920 à Barcelone. Déporté en 1941 à l’âge de 20 ans, rescapé de Mauthausen, il vit ensuite à Paris (1945-1951) où il devient photographe de presse, notamment pour L’Humanité et la revue Regards. Il meurt à Paris le 7 juillet 1951 des suites d’une tuberculose contractée pendant son internement.

Comme il est sans famille en France, l’Amicale de Mauthausen prend en charge les frais de ses obsèques puis les renouvellements successifs de la concession jusqu’en 2014.
Ses camarades déportés entretiendront longtemps sa tombe et le dernier survivant d’entre eux, Alexandre Vernizo, demandera en 2004 à l’Amicale de prendre le relais.
C’est à partir de cette date que l’Amicale française entame des démarches pour pérenniser cette tombe, seule visitée dans un carré à l’abandon.

le dernier état de la tombe de Francisco BOIX au cimetière parisien de Thiais

Francisco Boix est l’un des quelques détenus espagnols de Mauthausen auxquels nous devons la préservation du fonds photographique exceptionnel dit « photos SS », cœur de l’exposition La part visible des camps : avec un autre républicain espagnol, il est affecté au laboratoire photographique du camp de Mauthausen ; ils contribueront, au péril de leur vie, à cacher puis à faire sortir du camp des photos prises par des S.S.

Francisco Boix a été cité comme témoin au procès de Nuremberg en janvier 1946 pour y présenter ces photos et les commenter.

haut de page



DU CIMETIÈRE PARISIEN DE THIAIS (1951) AU CIMETIÈRE DU PÈRE-LACHAISE (2017)…

1951 | À sa mort, le 7 juillet 1951, Francisco Boix est inhumé au cimetière parisien de Thiais.

1967 | Fin septembre, avertie par un membre de l’Amicale de l’expiration de la concession, l’Amicale verse le montant du renouvellement de la concession de Francisco Boix Campo au cimetière parisien de Thiais. (cf. bulletin n°137, décembre 1967, p. 4)

1971 | Le 23 mai, un hommage est rendu à Francisco Boix au cimetière parisien de Thiais avec dépôt d’un triangle de fleurs. (cf. bulletin n° 156, décembre 1971, p. 3)

2007 | Des amis espagnols attirent l’attention de l’Amicale sur la menace qui pèse sur le devenir de la tombe de Francisco Boix au cimetière de Thiais. Après de multiples démarches, l’Amicale obtient seulement l’assurance que, la tombe étant entretenue, elle ne sera pas relevée… à court terme.
Vigilante, l’Amicale cherche une solution plus pérenne. (cf. bulletin n° 310, octobre 2007, p. 3)

2008 | L’Amicale remporte un premier combat contre les objections et les embûches conjuguées de la nouvelle loi de 2006 et l’administration des cimetières parisiens. Les courriers et, surtout, les démarches obstinées de quelques amis – Alexandre Vernizo, Pierrette Saez, Rosita Sterquel, Marion Bénech, Pierre Daix, Jacques Henriet, Madeleine Didelet – permettent enfin d’officialiser le renouvellement de la concession funéraire au cimetière de Thiais jusqu’en 2014. (cf. bulletin n°312 & bulletin n°313 – avril et juillet 2008, p. 16 et p. 12)

2013 | En janvier, l’Amicale lance une souscription pour la sépulture de Francisco Boix : à cette époque, la tombe se trouve dans un carré semi-abandonné du cimetière parisien de Thiais. Afin de pérenniser cette sépulture, l’Amicale envisage de faire transférer les restes de Francisco Boix dans une concession à perpétuité. L’Amicale ne pouvant supporter seule cette lourde dépense, elle fait appel à la générosité de ses membres afin de préserver ce qu’elle considère comme une parcelle éminente de son patrimoine symbolique (bulletin n°331, janvier 2013, p. 22).
En octobre, à son tour, l’Amicale espagnole – Amical de Mauthausen y otros Campos – apporte son soutien à l’Amicale française en lançant une souscription auprès de ses adhérents.
De nombreux membres de l’Amicale française ont apporté leur contribution, montrant par leur geste généreux combien l’action de Francisco Boix et de ses camarades reste un des faits marquants de l’histoire du camp de Mauthausen. (cf. bulletin n°334, octobre 2013, p. 11)

2015 | À la fin de l’année, dans la continuité des démarches entreprises par l’Amicale française pour la pérennisation de la sépulture de Francisco Boix, le ministère de l’Intérieur autrichien (BM.I) adresse un versement substantiel, permettant de boucler le budget prévisionnel et d’entamer les démarches pour la demande du lieu de réinhumation. Une rencontre entre des membres de l’Amicale française et Madame Catherine Vieu-Charier, adjointe au Maire de Paris, en charge de la mémoire du monde combattant s’annonce. (cf. bulletin n° 342, décembre 2015, p. 16)

2016 | Au début de l’année, la Ville de Paris ayant accordé son soutien au projet de l’Amicale française, des contacts avec l’administration des cimetières parisiens permettent de poser la perspective concrète de l’accueil des restes de Francisco Boix au Père-Lachaise. (cf. bulletin n°345, juillet 2016, p. 20)
Dès la fin de l’année, l’Amicale française obtient la certitude que les restes de Francisco Boix seront bientôt accueillis au cimetière du Père Lachaise : il reposera non loin des monuments nationaux français et espagnol ; la date de la cérémonie peut s’envisager, elle doit être fixée dès les dernières formalités accomplies. (cf. bulletin n°347, janvier 2017, p. 31)

***

Outre l’aide financière substantielle apportée en complément de celle des nombreux amis souscripteurs, français ou espagnols, par les institutions contactées – le Ministère de l’Intérieur autrichien, la Ville de Barcelone –, l’écoute bienveillante des responsables de la Ville de Paris – Mme Vieu-Charier et son équipe, les directions des cimetières parisiens et du cimetière du Père-Lachaise –, la recherche désintéressée d’un généalogiste – Francisco Osete – apporte à l’Amicale une aide déterminante en retrouvant, en 2012, la famille de Francisco Boix : Ana Maria Salomo Boix, nièce de Francisco Boix, qui vit en Italie, et Élisabeth, veuve de Juan (frère d’Ana Maria) décédé en 2012 ; Francisco Osete envoie à l’Amicale des documents officiels attestant que la parentèle de Francico Boix est née et décédée à Barcelone. Reste le cas de Nuria, sœur de Francisco Boix, ayant-droit, décédée à Mexico mais sur le décès de laquelle l’Amicale n’a que de très vagues informations. La trace de Nuria retrouvée, son acte de décès sera obtenu grâce aux démarches effectuées par une amie d’amie résidant à Mexico. Ana Maria assiste l’Amicale en lui faisant fin 2013 parvenir tous les documents nécessaires à l’exhumation.

À noter que Pierrette Saez, et Rosita Sterquel – qui, au sein de l’Amicale française, ont pris en charge ce « dossier » – ont fait preuve d’une détermination et persévérance constantes, malgré nombre d’embûches et moments qui auraient pu les décourager. Leurs efforts sont récompensés le 16 juin 2017.

haut de page



FRANCESC BOIX AU CIMETIÈRE DU PÈRE-LACHAISE : CÉRÉMONIE DE RÉ-INHUMATION,
VENDREDI 16 JUIN 2017


Discours de Llibert Tarragó, journaliste et directeur de la maison d’édition Tinta blava

Llibert Tarragò

Mesdames, Messieurs,

Chère Anne Hidalgo, vous nous aviez reçu il y a pas mal d’années avec mon ami disparu, Saïd Bouziri. Nous avions compris que vous refusiez la tombée en oubli des républicains espagnols. Aujourd’hui, au franchissement du pont d’Austerlitz, à la porte du square de l’Hôtel-de-Ville, en d’autres points de Paris, les regards captent les signes mémoriels de leur engagement dans les combats pour la libération de notre capitale. S’ajoute, à cette minute, l’entrée de Francesc Boix au Père-Lachaise. Nous vous en savons gré.

Je suis invité à parler au nom de la fraternité singulière et catégorique qui unit instinctivement au sein de l’Amicale de Mauthausen, les descendants des morts et des revenus des lieux du pire, les camps de concentration nazis.
Ni sous les monuments ni devant les restes de Francesc Boix, matricule 5 185, compagnon de mon père, Joan Tarragó, matricule 4 355, ni ailleurs ni jamais, je ne parviendrai à reproduire tous les sons, mots et nuances emprisonnés en moi du fait de ne pouvoir cesser d’être un enfant de déporté.

Deux phrases d’Albert Camus viennent à l’esprit : « Ce qui me ferme la bouche, c’est que je n’ai pas été déporté. Mais je sais quel cri j’étouffe en disant ceci. »
Pour ma part, je sais quel cri étouffe le garçonnet découvrant des photos de fosses communes dans un tiroir; quel cri il étouffe en écoutant, derrière une porte, le récit de l’assassinat par un SS d’une maman et de son nouveau-né ; quel cri il étouffe devant ce qui manque de chair à la cuisse du père déchirée par les crocs d’un chien d’officier nazi. Le tout sous la signature Mauthausen.

« Écouter un témoin fait de vous un témoin. » a dit Élie Wiesel. Commencer de vivre avec un témoin de l’univers concentrationnaire fait de vous un témoin abasourdi. Cette sensation, malaisément communicable, peut survenir à force d’observer le ramassage méticuleux par la main du père, en fin de repas, des miettes de pain abandonnées sur la toile cirée. Comment faire respirer par des mots ce petit rien en apparence ? Ce fragment de vie, enseveli dans les tréfonds de la mémoire, n’aurait pas ressurgi sans la frénésie de l’accolade entre Jean Gavard, le Français de Bordeaux, et José Ayxendri, le Catalan de Tarragone, mon parrain, au motif qu’à Gusen, l’un des camps de l’ensemble concentrationnaire de Mauthausen, José avait donné à Jean une pomme de terre qu’il avait volée aux nazis.
C’était en mai 2000. Ils se retrouvaient sur les lieux de leur calvaire. « Mon camarade espagnol !, mon camarade José ! » hoquetait Jean Gavard. Comme Francesc Boix, Jean, José, et tous leurs compagnons, demeurent dans ce à quoi nous appartenons irrémissiblement : l’obsession des Absents.

Au retour de déportation, moment que Joan de Diego, matricule 3 156, évoquait ainsi devant Montserrat Roig à la Télévision espagnole en mars 1984, « Acababamos de nacer siendo hombres » [« Nous étions des hommes mais nous venions de naître »] –, Francesc Boix avait été le photographe du mariage de José avec Simone, Française de Dordogne. C’était le temps de la reconstruction en exil. Simone me confiait récemment : « Boix disait que s’il avait à choisir entre une femme et son Leica, il pencherait finalement pour son Leica. D’ailleurs, il disait « ma » Leica. Puis, il partait dans un grand éclat de rire… »
Ce n’est pas enfreindre à la solennité de l’instant que d’exposer des fragments du récit familial où l’humain embrasse le politique, et le politique l’humain. Ce récit dessine un Boix en vingtenaire malicieux, enjoué, spontané et vital, parfois insouciant, tempérament qui lui aura permis de brûler la frontière du risque majeur au service d’une organisation clandestine, initialement communiste et espagnole, ensuite associée à d’autres courants politiques et à d’autres nationalités.

Boix devint particulièrement sympathique au garçonnet de tout à l’heure quand ce dernier entendit qu’il avait inspiré au dessinateur Arnal, lui aussi de Barcelone, lui aussi déporté à Mauthausen, la bouille astucieuse et le caractère mutin de Pif le Chien, dont les premières bandes dessinées parurent dans L’Humanité en mars 1948. Alors, dans ce même journal, Boix multipliait les reportages : celui dans les Aurès est remarquable ; les négatifs illustrant le monde de l’exil républicain espagnol à Paris constituent des archives exceptionnelles. Elles se trouvent à Barcelone. Paris devrait en demander copie.

C’est un travers contemporain d’inspiration hollywoodienne que la fabrication de héros. Les revenants s’insurgeaient contre toute déviation de ce type. Joan de Diego, quatre ans et huit mois à Mauthausen, disait : « Il n’y a pas eu de héros. Il y a eu des hommes qui se sont défendus. C’est tout. Qui se sont défendus en pensant au matin que par bonheur, ceux d’entre nous qui avons survécu, avons retrouvé. » Dans une note de Joan Tarragó, quatre ans et quatre mois à Mauthausen, ceci : « Au camp, un homme seul ne pouvait rien. Nous survivions par la force de notre collectif animé par un idéal. »
Sur ce point d’éthique, retournons au discours de Malraux sur le parvis de la cathédrale de Chartres, le 10 mai 1975. Il évoqua la petite dactylo qui disait sans plus « Les nazis j’en veux pas », qui entra dans la Résistance, puis, fut déportée. Malraux conclut : « Revenue de Ravensbrück, elle pesait trente-quatre kilos. Je serais étonné qu’elle ait jamais cru avoir accompli une action héroïque. Elle se méfiait du mot. »

Si j’oublie des noms, qu’on me pardonne. Le combat de Boix se confond avec celui de Garcia, associé directement au vol des négatifs de Mauthausen, Pagès, De Diego, Bonaque, Perlado, Tarragó, Constante, Serra, Azaustre, Dominguez, Uruen, les adolescents du commando Poschacher dont nous avons parmi nous Ramiro Santisteban, exploités au village, coursiers clandestins remettant les négatifs à la résistante autrichienne Anna Pointner. Ils escortent Boix vers la demeure définitive offerte par Paris à ce Vaincu de 1939, selon la formule du roman de Xavier Benguerel, Els vençuts [Les Vaincus].
Enfants sages, nous apprîmes à être de la famille des déportés. Preuves de la vie relevant la mort, nous reçûmes une attention d’aube naissante. Je me souviens de celle de Françoise et Pierre Daix, de celle de Neus Català quand elle s’auto-déclarait « ma deuxième mère » sans rire et en riant, idem pour Angelita Bravo épouse Gouffault, idem pour Antònia, épouse de Huch.
Afflux de sentiments… Je parle depuis Brive-la-Gaillarde, lieu de la reconstruction de quelques-unes de nos familles. Né chez Edmond Michelet, catholique et gaulliste déporté à Dachau, laudateur des Espagnols de ce camp, je porte en moi des solidarités françaises de l’après-guerre, des stimulations d’instituteurs, des accents de la « Petite Espagne » réunie les dimanches dans un va-et-vient incessant de joie et de nostalgie. Il y eut un après-Mauthausen que Boix connut trop peu. Il y a un après-Mauthausen de mémoire et d’oubli.

À la saison des prises de conscience, mes petits-enfants trouveront en lieu sûr le parcours de leur arrière-grand-père. Ils apprendront que la révolte est une pensée ; que la liberté est une pensée ; que l’émotion même est une pensée renforcée quand on la travaille à la fabrique de l’Histoire, science-conscience du « ce qui advint », barrage à l’instrumentalisation, au révisionnisme. Ils y rencontreront Boix et les autres, et, parmi les autres, les femmes déportées. Et aussi les femmes de déportés, les Rosita, les Montserrat, les Paloma et les Pierrette, quelque peu oubliées dans le contexte d’une mémoire espagnole « politique et très masculine », ce constat est de l’historien Pierre Laborie, femmes qui eurent leur part de douleur et de contribution à la résurrection de leur Lazare sorti vivant des camps.

Je vous remercie.

haut de page

***


Discours de Daniel Simon, président de l’Amicale de Mauthausen

Daniel Simon

Je voudrais tenter de saisir ce qui se joue ici en cet instant, le rapport entre le motif matériel de notre rassemblement et les significations qui s’y accrochent pour en transcender la fonction. Au long des années durant lesquelles l’Amicale de Mauthausen a porté la volonté de sauvegarder une sépulture de Francisco Boix, dans l’énergie même que cette action requérait, nous n’avons pas négligé de nous poser des questions sur cette énigme : pourquoi s’obstiner ? n’est-il pas déraisonnable de lutter ainsi contre le temps ?

Ce cercueil contient les restes d’un homme, soixante-six ans après son inhumation. Il est aussi, à l’évidence, le réceptacle symbolique d’une histoire collective, encore brûlante et palpitante. Comment ferait-on abstraction de cet arrière-plan ? Il est impossible de déshistoriciser l’événement. Certes, nous avons rêvé que cette cérémonie soit moins humble et discrète que celle de 1951 ; nous n’avions pas tout à fait conscience du large écho qu’elle rencontrerait.

Partons du fait – vous le connaissez tous, puisque vous êtes venus.

La tombe de Francisco Boix au cimetière de Thiais était vouée à disparaître. La complexité insoupçonnée d’un transfert, les embûches multiples qu’il fallut affronter, je n’en ferai pas ici la chronique. Je me limiterai à nommer, au risque d’agresser leur discrétion, les deux personnes qui, sur la longue durée, ont porté et donné corps, avec opiniâtreté et intransigeance, à la décision prise par le bureau de notre association de pérenniser la sépulture, au prix, si nécessaire, d’un nouvel emplacement. Sans Pierrette Saez et Rosa Sterquel, il est fort probable que la continuité de l’effort eût fléchi. J’exprime par ailleurs notre gratitude aux institutions qui ont rendu possible de lever l’un après l’autre les obstacles, tant administratifs, techniques que financiers. Parmi ces soutiens, la contribution importante, hautement symbolique, de l’Autriche, et celui de la Municipalité de Barcelone. Je soulignerai enfin le soutien de la Ville de Paris, en plusieurs de ses services, un suivi régulier de l’avancement du dossier, d’une qualité bienfaisante, et je suis heureux d’en faire état publiquement devant Madame Hidalgo. Que soient enfin remerciés les très nombreux amis, Français et Espagnols, qui ont montré qu’ils tenaient à la réalisation de cette action, en répondant à l’appel à souscription, créant ainsi une obligation de résultat. Au bout du compte, après avoir dû démarcher en Italie, au Mexique, et grâce au travail bénévole que voulut bien fournir un généalogiste catalan, nous avons obtenu le droit d’exhumer, l’accès au lieu prestigieux où nous nous tenons, nous avons pu acheter la concession d’une nouvelle sépulture dans l’espace même, ou peu s’en faut, des monuments et stèles du souvenir des camps et des combats menés sur plusieurs théâtres d’opérations par les républicains espagnols, aguerris et intrépides jusque dans la position de vaincus.

Quel fut l’homme auquel nous rendons cet hommage ? Très succinctement :
– un combattant républicain espagnol, l’un des 7.000 de Mauthausen, l’un des 2 000 rescapés – et cette cérémonie ne vaudra pas solde de tout compte ;
– l’un des principaux protagonistes d’une action exceptionnelle de résistance, conduite sur la longue durée, au camp même : soustraire au Service d’identification SS du camp des centaines de photographies, qui constituent aujourd’hui un fonds historique exceptionnel, dont une large part est conservée aux Archives nationales ;
– un témoin authentifiant et commentant certaines de ces images, devant le tribunal militaire international de Nuremberg, puis le tribunal américain de Dachau ;
– un homme dont on mesure mieux, depuis peu, l’étendue de son activité de photographe, dès la guerre d’Espagne, à Mauthausen, en France et jusqu’en Algérie, de 1945 à sa mort ;
– un homme dont les proches camarades ont maintenu le souvenir, en toute discrétion, durant des décennies, en entretenant sa tombe, tandis que l’Amicale de Mauthausen renouvelait la concession ;
– une figure singulière, indubitablement, dont la dégaine charmeuse illuminait encore, à la fin de sa vie, le regard de Gisèle Guillemot, rescapée de Ravensbrück et Mauthausen, décédée il y a quatre ans ; et aujourd’hui Madeleine Riffaud, qui s’évada du train de la déportation et qui sans doute nous rejoindra tout à l’heure, fières et émues l’une et l’autre, en des termes identiques, d’avoir « bien connu le petit Paco…! » lorsqu’il était photo-reporter au journal L’Humanité.

L’essentiel du sens est ailleurs, dans ce qui est vivant et palpite. Nommons-le :
• en Espagne : la question de la « récupération de la mémoire historique », une exigence et une plaie toujours ouverte, en quête d’étendard symbolique ;
• en Catalogne plus spécifiquement, où Francesc Boix, ces dernières années, campe assez bien la figure d’un héros ;
• en France, à laquelle les amis espagnols demandent sans cesse de « réparer l’histoire », en proclamant, bien distinctement, que oui, il fut indigne, l’accueil fait aux exilés forcés de 1939 après l’abandon à son sort de la République, comme fut indigne la part prise par Vichy dans la spoliation du statut de prisonniers de guerre et donc le transfert à Mauthausen des réfugiés républicains de nouveau vaincus sous uniforme français, déportés dans la catégorie injuste et infamante d’« apatrides », marqués du triangle bleu. Infiniment douloureux enfin, le rapatriement impossible en 1945, les vainqueurs, dont nous étions, ayant laissé le dictateur espagnol sévir trente années de plus.

À quelques pas d’ici, en décembre 2000, pour la première fois, fut rendu un « Hommage national aux républicains espagnols déportés de France », présidé par le ministre Jean-Pierre Masseret, devant la stèle du souvenir des républicains et le monument dédié à Mauthausen, prolongé par une cérémonie à la mairie du XXe arrondissement. Depuis cette date et les nombreux événements commémoratifs et culturels de ces dernières années, spécialement à Paris, il n’est pas vrai que le sort des réfugiés républicains soit méconnu. Cependant, c’est comme si c’était toujours la première fois que des voix françaises en portent témoignage et affirment la responsabilité de la France. C’est ainsi – à cela se mesure la virulence inguérissable de la blessure.

Pour autant, ce n’est pas ici une scène de deuil, quoique la solennité du rituel s’y apparente, de même que les émotions qui prennent corps en nous. A quelle impérieuse nécessité le rite funéraire répond-il, dispendieux à tous égards ? N’y a-t-il donc rien de plus urgent, y compris pour une association de mémoire ? N’est-ce pas mobiliser à l’excès nos maigres forces, alors que nous nous voulons plus volontiers occupés à rencontrer nos contemporains que portés au repli dans les cimetières ? A ces doutes qui peuvent poindre, la réponse est simple : cette action ne nous a pas détournés de l’attention portée aux vivants – s’il faut un exemple, le voici : le soutien actif et très accaparant apporté par telle d’entre nous, par ailleurs fort occupée à résoudre le cas Boix, aux migrants sans papier… Ce ne sont donc pas deux engagements concurrents, ils se nourrissent l’un l’autre, dans une fortification de la conscience et de l’intelligence du réel, de son épaisseur historique.

Le funéraire est toujours du domaine du symbolique, et le registre du symbole n’est ni vain ni futile. Le crime majeur accompli par les nazis contre la condition d’homme fut de ne pas voir dans le cadavre de leurs victimes autre chose que déchet, matière vile et encore exploitable. Nous réparons indéfectiblement l’ignominie subie par les millions de morts des camps considérés de la sorte. Un épisode presque imperceptible mais extraordinaire, de ce choc de deux univers : le 26 août 1940 – les premiers détenus espagnols sont arrivés à Mauthausen début août – José Marfil Escabona est le premier d’entre eux à succomber. En fin de journée, les Espagnols se rassemblent et décident une minute de silence. Geste d’humanité, respect des morts, action collective : les SS sont stupéfiés par cette violation inouïe des logiques du camp, qui n’aura pas loisir de se renouveler.

Jorge Semprun (résistant français et déporté espagnol à Buchenwald, triangle rouge), emprunte à Paul Celan l’image du sort promis par les nazis aux déportés : « une tombe au milieu des nuages ». Belle image sans doute, parfaitement cynique, écho de ce temps où « la mort est un maître d’Allemagne ».

En matière de mémoire, l’écoulement du temps n’a pas le pouvoir. La mémoire se construit ou s’estompe selon d’autres lois, celles des besoins du moment, elle est le baromètre des subjectivités. Francisco Boix est plus visible qu’il y a cinquante ans, il requiert davantage.

Nous sommes assez nombreux ici à nous méfier des reliques, fétiches et autres pratiques magiques. Pour autant, la première émotion que nous partageons sans conteste est l’effroi au bord d’un caveau. D’autres émotions s’entremêlent, créant un magma indistinct, dans la convergence de générations, géographies, légitimités et pouvoirs, où prédominent, c’est bien naturel, pour les amis espagnols ou d’origine espagnole, les remugles et la rage enfouie de l’exil subi, des atermoiements politiques et finalement de l’occultation sans cesse reconduite des crimes du franquisme, qui nourrissent les tentatives compréhensibles d’instrumentalisation de cette affaire de sépulture, parce que tout est bon, lorsque rien n’est possible.

Pourquoi l’état émotionnel demeure-t-il si vif et comme tétanisé ? Lorsque le passé ne passe pas, c’est qu’il y a un verrou, que quelque chose fait obstacle. Jusqu’où ? jusqu’à quand ? J’ose une hypothèse : jusqu’à l’ouverture des fosses communes où demeurent entassées les victimes de la dictature… Question centrale, qui fait écho très lointain à notre cérémonie. La morbidité, c’est de ne toucher à rien.

Francisco Boix aura été quatre fois accueilli sur le sol de France : deux fois vivant, deux fois sa dépouille. Il ne fut jamais Français, ne fut plus jamais Espagnol. Trois lieux emblématiques de notre géographie culturelle désormais se font signe, objets tous trois d’un codage culturel : la maison de Poble Sec (quartier de Barcelone) où est né Francesc Boix, la maison d’Anna Pointner (cette habitante de Mauthausen qui accepta de cacher des centaines de négatifs et tirages volés, et où Francisco fit une belle photo de famille, à la libération), enfin la demeure ultime, cette fois dite perpétuelle, cette sépulture nouvelle au cimetière parisien du Père-Lachaise.

Déplacer les morts, retourner les corps, pour vérifier qu’ils sont bien dans notre vie. Sans oser une analogie qui serait simpliste, je crois qu’on aurait tort d’occulter la portée anthropologique de ce que nous sommes en train d’accomplir. Retourner les morts est un usage de quelques peuples, les Torajas sur l’île indonésienne des Célèbes, et leurs lointains cousins de la rive opposée de l’océan indien, les Merinas, qui habitent les hautes terres du centre de Madagascar. Périodiquement, tous les sept ans je crois, ils procèdent à l’exhumation des morts, pour les retourner, avant de les ré-inhumer, au terme de deux jours de rites festifs, au cours desquels je retiens qu’on porte le défunt à bout de bras en le secouant comme pour le réveiller et l’empêcher d’être triste. Nous sommes plus sobres, moins exigeants, moins inventifs.

Ce ne sont pas les Mérinas qui ont ensemencé les vers que voici du poète Paul Celan :

Le crâne par-dessus
Retourné, où sur
Le temps sans sommeil un
Marteau feu-folletant
Chante tout ça dans la cadence
Du monde.

En cet instant, dans cette action, nous sommes l’humanité. Traversée de hantises, d’impuissances, d’attachements pathétiques, où se mêlent inextricablement des motifs rationnels et des soifs impérieuses de l’âme, dont les cimetières accueillent souvent les épanchements et les refoulements – celui-ci plus que bien d’autres. Aujourd’hui, nous offrons à Francisco Boix l’hospitalité, sur le registre le plus noble qui soit, fût-ce si tard, et très au-delà des usages ordinaires.

haut de page

***


Discours d’Anne Hidalgo, Maire de Paris

Anne Hidalgo

Monsieur le Premier Adjoint à la Mairie de Barcelone et Maire par intérim de Barcelone, cher Gerardo Pisarello,
Monsieur le Conseiller, cher Raül Romeva,
Monsieur le délégué du Gouvernement de la Catalogne en France, cher Marti Anglada,
Mesdames et Messieurs les représentants des Ambassades d’Autriche et d’Espagne,
Mesdames et Messieurs les élus, chers amis,

Je suis extrêmement heureuse et émue d’être ici parmi vous, afin d’accompagner le transfert de la dépouille de Francesc Boix au Père-Lachaise, conformément aux vœux de sa famille et de l’Amicale de Mauthausen.

Je remercie et salue tous ceux qui ont contribué à porter ce projet et à le concrétiser :
La famille du défunt dont certains membres sont parmi nous, l’Amicale de Mauthausen qui y a œuvré avec force et persévérance – et en particulier leurs Présidents en France et en Espagne, Daniel Simon et Enric Garriga -, la Mairie de Barcelone et l’Ambassade d’Autriche.

En lui offrant une belle sépulture, nous rendons pleinement hommage à cet homme de courage et de conviction, combattant républicain espagnol exilé en France en 1939 puis déporté au camp de concentration de Mauthausen.

Francesc Boix grandit à Barcelone dans une famille catalane militante, et se passionne dès l’enfance pour la photographie. Intrépide et indépendant, il s’est engagé très jeune dans les Jeunesses socialistes unifiées et comme photographe dans la presse communiste, et a participé aux premiers jours de la guerre civile.
Il a intégré ensuite la 30e Division de l’Armée populaire de la République espagnol, se battant sur le front d’Aragon pendant plusieurs mois – expérience dont il a laissé un témoignage photographique remarquable.
Je rends hommage à ce jeune homme déterminé à s’opposer aux forces franquistes et prêt à tout risquer pour défendre la liberté et la dignité.
Plus de la moitié de l’Espagne a ainsi été sauvée par ces héros qui voulaient changer le cours de l’Histoire. C’est son courage et ses idéaux qui vaudront à Francesc Boix d’être exilé en France.
Engagé avec la Ve armée française dans les Vosges, il est fait prisonnier lors de son repli vers Belfort en juin 1940 et emprisonné avec plus de 7 000 autres espagnols à Mulhouse.
Considérés comme des prisonniers politiques, lui et ses camarades ont ensuite été déportés au camp de concentration de Mauthausen le 27 janvier 1941.
Subissant les pires brimades et humiliations, voués à mourir, deux tiers d’entre eux y ont laissé leur vie, victimes comme tant d’autres de la barbarie nazie.
Affecté au laboratoire photographique du service d’identification du camp, Francesc Boix a joué un rôle déterminant dans la soustraction et la conservation de nombreux négatifs.
Il en prendra lui-même ensuite à la libération du camp.
Ces photographies constitueront après la guerre des témoignages majeurs sur l’horreur concentrationnaire, documentant les visites officielles, le travail exténuant des prisonniers, l’extermination de masse par différents moyens. Elles contribueront à faire poursuivre les coupables et à établir la vérité aux yeux du monde, notamment lors des procès de Nuremberg et de Dachau.
En mettant des images sur l’indicible, des visages sur les victimes et leurs bourreaux, Francesc Boix s’est battu contre l’oubli de ces êtres broyés par la machine de mort la plus meurtrière de notre histoire, et contre l’oubli de ceux qui ont organisé et mené ce génocide.
Après la guerre et la déportation, il a poursuivi le travail de mémoire et prolongé son engagement militant, devenant reporter dans la presse communiste française, ainsi dans L’Humanité et dans Regards.
Il meurt précocement, à l’âge de 31 ans, probablement des suites d’une maladie contractée à Mauthausen.

Le souvenir de Francesc Boix nous invite à rendre hommage aux milliers de personnes qui ont disparu dans l’enfer des camps, mais aussi à prolonger le combat de tous ceux qui se sont opposés au régime nazi :
– pour que jamais la barbarie ne vienne en exterminant des hommes éteindre l’humanité ;
– pour que jamais l’antisémitisme, la xénophobie et la discrimination n’aient leur place dans notre pays. Je pense à toutes les formes de fanatisme qui conduisent à nier la dignité de chaque être humain ;
– pour que jamais enfin notre démocratie ne se voie piétinée par l’empreinte totalitaire.

C’est en acceptant de regarder en face le passé que nous pouvons refuser qu’il se reproduise.

Une telle transmission est possible, grâce aux témoignages des survivants, grâce à l’enseignement de l’histoire, grâce à l’hommage rendu à ceux que nous avons perdus, victimes ou héros, souvent à la fois héros et victime – c’était le cas de Francesc Boix.

C’est aussi comme cela que nous bâtirons une société meilleure et que nous relèverons les défis des temps nouveaux.

Nous continuerons à combattre pour la liberté partout où elle est menacée, à défendre l’égalité quand elle est niée, à faire triompher enfin la fraternité, partout où la haine arme un pays contre un autre, un parti contre un autre, une confession contre une autre.

C’est à cette vocation que se destine Paris, dans l’action que nous menons au quotidien et dans les valeurs que notre Ville continue d’incarner aux yeux du monde entier.

C’est ce que nous faisons ici, c’est aussi le sens de cette cérémonie. Nous sommes ici debout, libres, libres de penser, parce que c’est ainsi, avec la pensée, avec l’éducation, avec la culture, c’est ainsi que l’on combat en démocratie.

Merci à tous.

haut de page

BENITO BERMEJO, LE PHOTOGRAPHE DE MAUTHAUSEN. L’HISTOIRE DE FRANCISCO BOIX ET DES PHOTOS DÉROBÉES AUX SS,
Territoires de la Mémoire, coll. Points d’encrage, Liège, 2016.

La cérémonie de réinhumation au cimetière du Père-Lachaise a été suivie d’une réception organisée par la Mairie du 20ème arrondissement à l’occasion de la parution en français du livre de Benito Bermejo, Le photographe de Mauthausen. L’histoire de Francisco Boix et des photos dérobées aux SS., autre volet de l’hommage parisien rendu le 16 juin à Paris à Francisco Boix.

La version française du livre de l’historien madrilène – Francesc Boix, el fotógrafo de Mauthausen : fotografías de Francisco Boix y de los archivos capturados a los SS de Mauthausen, RBA Editores, Barcelone, 2002 – était attendue depuis longtemps ; elle est due au travail d’Angeles Muñoz, qui vit depuis longtemps en Belgique, et à Territoires de la Mémoire, association liégeoise et centre d’éducation à la Résistance et à la Citoyenneté qui pratique également le métier d’éditeur.

Depuis 2002, première édition, le travail de Benito Bermejo s’est enrichi des trouvailles faites en Catalogne, et la version française fait état, par exemple, de l’activité de photographe de Boix sur le front d’Aragon durant la Guerre civile.

Une histoire passionnante et un très beau livre qui ne peuvent que susciter l’intérêt.

Le livre est disponible à l’Amicale, qui prend à sa charge les frais d’envoi.

Benito Bermejo dédicaçant son livre

haut de page

FRANCESC BOIX : HOMMAGE PARISIEN, VENDREDI 16 JUIN 2017 – PORTFOLIO

… au cimetière du Père-Lachaise :

… à la mairie du XXème arrondissement :

à gauche : Florence de Massol, 1ère adjointe à la Mairie du 20ème chargée de la démocratie locale, du budget participatif, des espaces verts, de la nature et de la biodiversité
à droite : Francisco Elías de Tejada, conseiller culturel à l’Ambassade d’Espagne à Paris

à gauche : Ulrike Butschek, ministre conseiller à l’Ambassade d’Autriche à Paris
à droite : Enrique Garriga, président de l’
Amical de Mauthausen et y otros campos

à gauche : Madeleine Riffaud, résistante, poète, journaliste et correspondante de guerre française : « Je l’ai bien connu, le petit Paco… !« 
à droite : Benito Bermejo, auteur de
Le photographe de Mauthausen. L’histoire de Francisco Boix et des photos dérobées aux SS.

haut de page

FRANÇOIS BOIX EN FRANCE
(éditorial du bulletin n°348, avril 2017, Daniel Simon)

Au procureur français qui, recevant sa déposition à Nuremberg, le pria de décliner son nom, il répondit : François Boix. Il était né Francisco dans l’Espagne d’Alphonse XIII, il s’entendit appeler Franz à Mauthausen. En Catalogne, il est Francesc. La naissance n’est pas tout. Le miroitement du prénom, qui fut la marque d’un parcours bousculé, affichait aussi, avec l’éloquence de ce temps-là, l’internationalisme. Ne considérons ici que la face française.


Un réfugié, deux fois.
Il vécut le sort des réfugiés républicains espagnols. En 1939, l’épreuve terrible des camps d’internement des Pyrénées fut, dans l’humiliation de la défaite subie en Espagne, l’hospitalité minimale que leur réserva notre République qu’ils avaient imaginée solidaire et généreuse, en dépit de la « non-intervention ». Vaincu de nouveau, sur notre sol et sous uniforme français, le voici prisonnier de guerre et bientôt spolié de ce statut. Rescapé de cinquante-deux mois à Mauthausen, il est parmi ceux de ses camarades, la grande majorité, qui reviennent en France, fin juin. Les alliés laissant Franco opprimer durablement l’Espagne, leur exil est définitif. Plus tard, beaucoup acceptèrent de devenir Français. Boix était mort à Paris d’une maladie rénale, à trente ans, réfugié apatride, en 1951.


« Témoin », militant, reporter-photographe : un vivant !
De 1945 à sa mort, F. Boix se montra suractif, engagé dans le monde : il est de ceux qui ont rapporté les fameuses photos ; il en remet à Aline Chalufour, chargée de mission au ministère. Les jours mêmes où deux organes de la presse communiste, Ce soir et Regards, publient de stupéfiants reportages sur « Mauthausen camp de l’assassinat », abondamment illustrés de photos SS volées. Voici des pièces à conviction pour Nuremberg, où François Boix est donc cité comme témoin (lire ci-dessous).
Qu’on le veuille ou non – les controverses durent encore, le livre de Benito Bermejo les décrit, et prend parti –, Boix tend à être à cette époque, à lui seul, l’homme des photos volées au camp.
Il est notoirement un photographe. De Nuremberg, il rapporte des images : du voyage, des compagnons de route, Maurice Lampe, Frédéric Ricol. L’homme à la dégaine charmeuse dont Gisèle Guillemot aimait à raviver le souvenir est reporter pour la presse communiste : manifestations politiques – quand il paraît, il est adulé – et périple en Algérie en 1946 !
L’intérêt pour les photos SS tombe vite – jusqu’à leur résurgence il y a une vingtaine d’années, à la faveur d’une exposition au Musée d’histoire de la Catalogne, et de la rencontre, à Barcelone, en 2002, entre nos deux amicales, où naît l’idée d’une grande expo qui rassemblerait les fonds… – c’est notre expo.


Sous les auspices de l’Amicale
Dans le fichier carton des déportés adhérents, il n’apparaît pas. Mais lorsqu’il meurt, sans famille en France, l’Amicale accomplit les démarches et envoie les avis. Au fil des décennies, elle renouvelle la concession au cimetière parisien de Thiais. Dans le secteur ancien où il repose, la tombe, isolée depuis des années, n’a été préservée que parce que les camarades espagnols la fleurissaient régulièrement. Alexandre Vernizo, notre porte-drapeau en 2005, a multiplié les actions pour sauvegarder la sépulture, puis demandé que soit retrouvée et honorée par nous, en Autriche, la tombe d’Anna Pointner, qui avait caché le stock de photos volées. Avec l’aide du maire de Mauthausen, elle fut trouvée à Linz, Ramiro Santisteban et Alexandre s’y recueillirent (cf. bulletin n°325, juillet 2011, p. 15).
Il fallut encore des années de démarches opiniâtres pour abattre les obstacles à la préservation d’une sépulture de Francisco Boix. Et, puisque cela impliquait un transfert, l’Amicale plaça au plus haut l’ambition. Outre le succès de la souscription lancée auprès de nos adhérents, nous reçûmes le soutien financier de l’Autriche, celui de la Ville de Barcelone et l’appui déterminant de la Ville de Paris. L’une après l’autre, les procédures furent accomplies.


La force nue d’un symbole
Ce printemps 2017, Francisco Boix recevra enfin, de la France et de Paris, des marques de reconnaissance, au double sens du mot : gratitude et visibilité.
Le même jour, sera disponible en français le livre-portrait que Benito Bermejo a dressé de lui, paru en Espagne il y a quinze ans, et dont nous attendions la traduction.
L’événement ne sera ni une scène de deuil ni l’escorte d’un triomphe. Pas non plus l’exaltation d’un héros solitaire, surtout pas ! Nous honorerons un homme, discernable dans la cohorte des combattants républicains, ayant conservé sa part inconnaissable, irréductible. Dans un haut lieu parisien de la mémoire nationale, nous créerons un lien, dans le granit et dans la ville, avec : le laboratoire photographique du camp que décrit très précisément Benito Bermejo ; la maison où vécut Anna Pointner, désignée au passant, depuis 2015, par une stèle ; le quartier de Poble Sec, à Barcelone, où en 1920 naquit Francisco Boix.


EXTRAITS DE LA DÉPOSITION DE BOIX
des 28 et 29 janvier 1946

Au tribunal de Nuremberg, Francisco Boix fut cité par le procureur français Charles Dubost. Il fut en particulier interrogé par les juges pour attester et décrypter les photos SS.

M. Dubost. – Nous allons montrer les photographies que le témoin a apportées avec lui.
Le président. – […] Comment vous appelez-vous ?
M. François Boix. – François Boix.
Le président. – Êtes-vous Français ?
M. Boix. – Je suis réfugié espagnol.
[Le témoin prête serment]
Le président. – Voulez-vous épeler le nom, Monsieur Dubost ?
M. Dubost. – B-O-I-X. Vous êtes né le 14 août 1920 à Barcelone ?
M. Boix. – Oui.
M. Dubost. – Vous êtes reporter photographe, et vous étiez interné au camp de Mauthausen depuis… ?
M. Boix. – … Depuis le 27 janvier 1941.
M. Dubost. – Vous avez remis aux enquêteurs un certain nombre de photographies ?
M. Boix. – Oui.
M. Dubost. – Elles vont être projetées et vous direz, sous la foi du serment, dans quelles conditions et où ces photographies ont été prises.
M. Boix. – Oui.
M. Dubost. – Comment vous êtes-vous procuré ces photos ?
M. Boix. – Par suite de mon métier, je suis entré à Mauthausen dans le service d’identification du camp. Il y avait un service de photos, et on pouvait photographier tout ce qui se passait dans le camp pour l’envoyer au Haut Commandement à Berlin. […]
Cette photo est prise à la carrière. Au fond, à gauche, on peut voir un groupe de déportés en train de travailler. Devant, il y a Franz Ziereis, Himmler, puis l’Obergruppenführer Kaltenbrunner. Il a l’insigne d’or du Parti.
M. Dubost. – Cette photo a été prise à la carrière ? Par qui ?
M. Boix. – Par le SS-Oberscharführer Paul Ricken. C’était entre avril et mai 1941. À ce moment-là, ce monsieur visitait assez souvent le camp pour voir la façon dont on pouvait les organiser dans toute l’Allemagne et les pays occupés.
M. Dubost. – C’est terminé. Vous assurez qu’il s’agit bien là de Kaltenbrunner.
M. Boix. – Je l’assure.
[…]
Témoin, reconnaissez-vous, parmi les accusés, quelques-uns des visiteurs du camp de Mauthausen, que vous avez vus lorsque vous y étiez interné ?
M. Boix. – Speer.
M. Dubost. – Quand l’avez-vous vu ?
M. Boix. – Il est venu en 1943 au camp de Gusen pour faire faire des constructions, et même à la carrière de Mauthausen. Moi-même je ne l’ai pas vu, parce que j’étais dans le service d’identification du camp et je ne pouvais pas sortir, mais, au cours de ces visites-là, le chef de service Paul Ricken a pris toute une pellicule Leica que moi-même ai développée. Dans cette pellicule, j’ai reconnu Speer, avec d’autres chefs des SS qui étaient venus avec lui. Il était habillé de couleur claire.
M. Dubost. – Sur les photos que vous avez développées ?
M. Boix. – Sur les photos, je l’ai reconnu, et ensuite il fallait écrire le nom et la date, parce que beaucoup de SS voulaient toujours des collections de toutes les photos des visites qui étaient faites au camp. J’ai reconnu Speer sur 36 photographies qui ont été prises par le SS-Oberscharführer Paul Ricken en 1943, pendant sa visite au camp de Gusen et à la carrière de Mauthausen. Il avait toujours l’air très satisfait sur les photos. Il y avait même des photos où il félicitait, avec une poignée de main cordiale, Franz Ziereis, Obersturmbannführer. À ce moment-là, c’était le chef du camp de Mauthausen.
[…]
M. Boix. – Je voudrais bien dire quelque chose. Je voudrais faire remarquer qu’il y a des cas où les officiers soviétiques ont été massacrés. Il faudrait le remarquer, surtout parce qu’il s’agit de prisonniers de guerre, et je voudrais bien que MM. les Jurés m’écoutent bien.
Le président.– Que désirez-vous dire concernant les prisonniers de guerre russes massacrés ?
M. Boix. – Il y a eu en 1943 un transport d’officiers. Le jour même où ils sont arrivés, ils ont commencé à être massacrés par tous les moyens. Mais il paraît que des sphères supérieures, des ordres sont arrivés concernant ces officiers, disant qu’il fallait faire quelque chose d’extraordinaire. Alors, on les a mis dans le meilleur Block du camp, dans le Block le mieux placé, on leur a mis des vêtements tout neufs de prisonniers de guerre. On leur a même donné une cigarette, on les a fait coucher dans des lits avec des draps, ils ont mangé tout ce qu’ils ont voulu. Ils ont été auscultés par un commandant médecin, Sturmbannführer, Dr Bresbach. Ils sont descendus à la carrière, mais ils ont porté des petites pierres à quatre, et pendant ce temps-là, il y avait le chef du service, Oberscharführer Paul Ricken, qui photographiait avec son Leica sans arrêt. Il a fait environ 48 photographies. Ces photographies ont été développées par moi, et cinq épreuves de chacune, en 13 X 18, ont été envoyées avec les négatifs – c’est dommage que je n’aie pas volé ces négatifs comme les autres – à Berlin, pour ces questions. Lorsque cela a été fini, les Russes ont été dépouillés des vêtements propres et de tout, et ils ont passé à la chambre à gaz. La comédie était déjà finie.

Le texte intégral de la déposition de Francisco Boix est publié dans le livre de Benito Bermejo. On en trouve aussi un extrait filmé sur le site de l’Holocaust Encyclopedia de l’United States Holocaust Memorial Museum