Que ferons-nous lorsqu’on nous aura fermé Mauthausen ?

Un texte du déporté espagnol Victor Alfonso Rocafort,
coordinateur de Izquierda Unida (Union des partis de gauche) au Congrès des Députés en Espagne, qui a accompagné l’Amical espagnole à Mauthausen cette année
et dont un extrait est paru dans le bulletin n°354 (octobre 2018, p. 5)

Nous ne rappellerons jamais assez que la stratégie du nazisme se base dans l’oubli. C’est la raison pour laquelle la lutte pour la mémoire est un combat à venir.

« Vêtus de loques à rayures bleues, avec un béret également rayé, abattus », c’est ainsi que Joaquim Amat-Piniella dans l’exceptionnel classique qu’est K.L. Reich, se rappelait sa propre entrée au camp de concentration de Mauthausen. En hiver il fallait remonter de la carrière gelée sous les coups des soldats sous les tirs de grâce contre ceux qui épuisés ne pouvaient suivre. Et tel Amat-Piniella ce n’est pas un ni deux ni cent mais près de 10 000 Espagnols et Espagnoles républicains qui furent déportés dans les camps de concentration nazis, où ils vécurent l’horreur absolue. Environ 5 000 d’entre eux furent exterminés. Le 5 mai dernier nous avons célébré à Mauthausen l’anniversaire de la libération du camp et le 9 mai nous étions quelques-uns rassemblés face au Congrès des Députés aux côtés des collectifs des victimes du franquisme, pour célébrer la victoire antifasciste dans les pays européens.

La majorité des hommes et femmes espagnols déportés à Mauthausen l’ont été comme apatrides. C’est ce que signifiait le triangle bleu que les nazis ont cousu sur leurs uniformes rayés, avec l’énorme paradoxe que le S, de Spaniers était brodé à l’intérieur. L’État franquiste ne les reconnaissait plus comme citoyens espagnols une reconnaissance qui les aurait certainement sauvés. L’État français venait de les considérer  indésirables. L’État allemand les considéra immédiatement comme « ennemis du Reich » et décida de déporter la majorité d’entre eux dans un camp de catégorie III tel que le camp autrichien, le niveau le plus dur. Ainsi, durant les premières années de captivité ils ont souffert l’acharnement spécial des SS, avec tout le catalogue des cruautés inimaginables que cela signifiait.

À partir de 1942 plusieurs contingents d’Espagnols enrôlés dans la Résistance arrivent à Mauthausen et dans d’autres camps, cette fois avec le triangle rouge marqués des politiques et quelques-uns parmi eux avec les initiales NN bien visibles (Nacht und Nebel) l’expression empruntée à l’opéra de Wagner « L’or du Rhin » qui donna son titre à un des plus sinistres décrets nazis pour légaliser la terreur et ordonner la disparition totale des ennemis considérés comme irrécupérables.

Les Républicains qui ont eu à souffrir dans les camps après leur défaite se sont engagés dans les Compagnies de Travailleurs Étrangers, sous les ordres de l’armée française. On estime à 10% ceux qui sont tombés dans les combats contre la Wehrmacht. La majorité des milliers qui furent arrêtés et envoyés dans les camps de prisonniers (frontstalags, stalags) ont été envoyés dans les mois suivants dans les camps de concentration.

Lorsque la France est tombée sous le joug allemand ce sont les espagnols réfugiés qui formèrent le premier convoi de civils envoyé depuis l’ouest vers l’est en direction des camps de concentration. Sans jugements, sans raisons, sans savoir où on les envoyait, le 20 août 1940 partait de la ville d’Angoulême un train de marchandises bondé de familles espagnoles qui allaient être séparées de force, après avoir voyagé dans l’obscurité avec la faim et le manque d’hygiène, avec la mort qui faisait ses premières victimes. 470 hommes et enfants de plus de 13 ans resteraient à Mauthausen, 409 allaient y mourir.

L’hommage de ces derniers jours à Mauthausen s’accomplit dans un camp géré par le Ministère de l’Intérieur autrichien mais dont une grande partie est propriété internationale. Après la libération, divers États ont acheté des parcelles de ce terrain pour pouvoir y construire leurs monuments. On calcule qu’entre 1938 et 1945 120 000 personnes ont été assassinées à Mauthausen et ses camps annexes, ces victimes appartenaient à plus de 70 nationalités. Il est difficile d’imaginer des chiffres aussi élevés de barbarie. Pourtant comme nous l’a enseigné Hannah Arendt, il faut sauver chaque histoire de vie comme une façon de résister au projet totalitaire qui prétendait faire de chacune d’entre elles quelque chose de superflu.

Dans le cas espagnol les anciens déportés, leurs familles et amis, associés autour de l’Amical fondée par eux-mêmes en 1962 – qui ne put être légalisée en Espagne qu’en 1978 – ont dû solliciter un permis pour ériger le monument avec leurs propres fonds sur le sol français du camp.
Président du Gouvernement José Luis Rodriguez Zapatero, a participé à ces hommages en 2005. En 2015 Garcia Margallo alors ministre des Relations Extérieures était présent. En ce mois de mai 2018 l’absence de représentant du gouvernement, au-delà de la présence habituelle depuis 1978 de l’ambassadeur d’Espagne en Autriche, a été évidente et une fois de plus une injure. Malgré ce mépris officiel qui s’est déjà manifesté, une importante délégation de l’Amical faisait partie des 10 000 personnes qui ont participé cette année à l’acte antifasciste et internationaliste le plus significatif d’Europe.

Une alerte a été lancée cette année par le Comité International de Mauthausen qui regroupe les associations d’anciens déportés des divers pays, en raison de la fermeture pour la première fois de l’accès aux lieux emblématiques de mémoire du camp, en particulier à l’escalier de 186 marches qui conduit à la carrière de granit, à l’époque propriété de la firme DEST que contrôlait la SS. Tous les jours les prisonniers chargés de pierres devaient l’emprunter malgré des températures négatives durant plusieurs mois, tandis que les nazis souvent se divertissaient en les poussant ou en lançant vers eux les chiens, causant leur mort. Sur le côté on distingue ce que les Allemands appelaient le saut des parachutistes, d’où les prisonniers étaient précipités dans le vide. On dit que les Français admiraient la détermination et l’optimisme de beaucoup d’Espagnols, lorsque exténués par leur charge, ils affrontaient la dernière marche : « Encore une victoire » disaient-ils.

En Autriche, comme dans le reste de l’Europe, s’est produit une notoire croissance de l’extrême droite. Le parti dénommé par euphémisme, Parti de la Liberté (FPÖ) gouverne le pays en coalition avec les conservateurs, cumulant les Ministères de l’Intérieur, de la Défense, des Affaires extérieures entre autres. Le Comité International, depuis 1946, n’a jamais invité aucun représentant politique d’extrême-droite et cette année de manière publique et claire, il a refusé la présence du ministre autrichien de l’Intérieur, Herbert Kickl, principal idéologue du FPÖ. C’est le ministre qui, il y a à peine un mois proposait de « concentrer » » les réfugiés « dans un seul lieu ». En réponse à la non invitation, alléguant de supposées raisons de sécurité, celui-ci a décidé la fermeture de l’escalier.

Difficile d’imaginer, un jour de printemps sur la colline au bord du Danube où se trouve Mauthausen, la souffrance quotidienne des prisonniers, l’âcre odeur de chair brûlée qui s’échappait des cheminées du crématoire et qui imprégnait tout, le travail à la carrière, l’appel des vivants et des morts, sans pouvoir relever le compagnon qui tombe dans la file voisine, les douches glacées à l’extérieur sous lesquelles tant sont morts et pendant lesquelles à certaines occasions les Espagnols devaient crier Viva Franco pour que les robinets s’arrêtent. Nous ignorons la terrible angoisse de la chambre à gaz préparée depuis 1942 pour tuer quelque120 personnes simultanément ou du dénommé camion fantôme qui circulait aux alentours de la forteresse gazant ses occupants. Difficile d’imaginer l’horreur de ces expériences pseudoscientifiques du proche château de Hartheim, où ont été gazées des milliers de personnes handicapées et environ 10 000 prisonniers de Mauthausen – parmi eux 456 républicains – ou de se représenter la mort instantanée provoquée par l’injection d’essence dans le cœur. Difficile d’imaginer les 25 coups habituels que tu dois compter en allemand sans erreur sinon les coups reprennent. Impossible de tout comprendre de la mentalité complexe du camp, les hiérarchies internes auxquelles les déportés furent soumis par les nazis et du basculement entre la survie et la dignité.

C’est pour cela qu’il est important que des lieux de mémoire tels que Mauthausen ne se réduisent pas à un simple musée, c’est pour cela qu’un ministre n’a pas le droit de fermer l’escalier et l’accès à la carrière. Surtout s’agissant du ministre d’un parti fondé par les SS qui demande aujourd’hui de « concentrer » les réfugiés. Mais c’est ce qui se passe en Europe.

Dans les principaux sous-camps dépendant de Mauthausen, Gusen (I, II et III) et Ebensee, le gouvernement autrichien fait disparaître tout vestige des baraques et maintenant des chalets y sont construits. Il est inquiétant de se promener dans une idyllique urbanisation entre les montagnes, à Ebensee, alors qu’à l’autre bout de la ville on se trouve dans un mémorial sous le gazon duquel se trouvent des dizaines de morts dans des fosses communes. En suivant un petit chemin pendant à peine deux minutes on arrive au complexe de tunnels dans lesquels dans des conditions d’esclavage de 12 heures de travail par jour et au bord de l’inanition, mourant à chaque instant avec une durée moyenne de 6 à 9 mois de survie, les prisonniers piochaient et piochaient encore pour pouvoir creuser des tunnels dans la montagne et permettre à l’industrie allemande de fabriquer son armement sans subir les bombardements. C’est là que chaque mois de mai l’Amical espagnole rencontre la délégation italienne pour échanger des foulards et chanter Bella ciao.

Le frère d’un déporté italien tué à Gusen a acheté rapidement deux parcelles alors qu’alentour proliféraient les chalets. Ainsi au moins aujourd’hui, on voit le mémorial qui contient les fours crématoires qui ont pu être sauvés et témoignent de ce qui s’est passé. On estime qu’à Gusen, connu comme l’abattoir ou l’enfer dans l’enfer, sont morts plus de 3 900 Espagnols. La maison principale du commandant du camp, avec son entrée de pierre et sa grille, est conservée quasiment telle qu’à l’époque mais aujourd’hui reconvertie en villa privée.

Il suffit de penser au « Valle de los Caidos » ou à l’augmentation de la pension que perçoit encore le décoré tortionnaire franquiste surnommé Billy el Niño, que nous avons connu ces jours-ci pour que toute la colère contre l’état autrichien se retourne contre l’état espagnol. Nous ne dirons jamais assez que la stratégie du nazisme – comme celle du franquisme et malheureusement aussi celle de notre régime de 78 – se base sur l’oubli. C’est pour cela que la lutte pour la mémoire est une lutte d’avenir.

En Autriche les confréries nationalistes pangermaniques (Burschenschaften) prolifèrent dans les milieux universitaires et se répandent parmi les jeunes. Elles trouvent leur origine dans le passé romantique des fraternités d’escrime, véhicule conservateur de la jeunesse du pays depuis le XIXème siècle. Le responsable de la communauté juive dans le pays, Oscar Deutsch, affirmait ces jours-ci que les fraternités sont « les successeurs des précurseurs des nazis » et que son bras politique est sans doute le FPÖ. On calcule que 40% des députés du FPÖ font partie de certaines d’entre elles. Il y a encore certaines fraternités traditionnelles mais la majorité d’entre elles sont liées à l’extrême droite. Elles accumulent les scandales et les plus récents sont en rapport avec deux d’entre elles qui avaient dans leurs hymnes des paroles antisémites sur les chambres à gaz et sur la façon dont elles se chargeraient du septième million de morts juifs. Une des principales forces d’opposition a ces confréries, déjà importante actuellement, vient du mouvement féministe autrichien.

Entre 1934 et 1938 le parti nazi a été interdit en Autriche et la façon dont ils avaient de se reconnaître entre eux était au moyen d’une fleur bleue, le bleuet (cornflower). Le FPÖ choisit comme couleur pour son parti précisément ce bleu, et non contents de cela en diverses occasions les dirigeants ont porté directement la fleur à la boutonnière. Comme si cela était insuffisant actuellement le principal membre de la coalition de gouvernement, le parti conservateur, annonce que sa couleur variera du noir traditionnel au turquoise comme emblème de la coalition, autre clin d’œil intolérable vers un passé qui ne devrait provoquer que de la honte.

Le lider du FPÖ et actuellement vice-chancelier autrichien, Heinz-Christian Strache, a été arrêté en Allemagne en 1989 pour sa participation à des marches nazies accompagnées de torches et il est membre de la fraternité Vandalia. Le premier membre du FPÖ en 1956 est un ansien SS, Anton Reinthaller, libéré de prison il y a à peine 3 ans. Dans une stratégie de camouflage et de tromperie, les membres du FPÖ ont changé le bleuet à leur boutonnière par la fleur d’edelweiss.

Dans notre pays il a été possible de rompre le silence infâme qui existait encore sur tout cela, mais cela n’a pas encore touché la majorité de la population. Montserrat Roig à une date aussi cruciale que 1975, a publié une œuvre indispensable, Los Catalanes en los campos nazis. Avec le temps sont apparus des reportages dans les journaux, des documentaires et biographie diverse du convoy de los 927, des témoignages de Mariano Constante, Joan Pagés ou Amat-Piniella lui-même ; sur Mercedes Nuñez, Neus Catala et les femmes de Ravensbrück, ou sur celui qui est peut-être le plus célèbre prisonnier de Mauthausen, Francesc Boix, le photographe qui fut un élément majeur dans l’engrenage qui permit de sauver les négatifs des photos de Mauthausen et cité comme témoin dans les procès de Nuremberg.

Nous portons le triangle rouge sur le revers gauche, orgueilleux et humbles face à l’énorme exemple de toute une génération. Nous commençons également à reconnaître telle une icône l’image des survivants républicains face à Mauthausen libéré sous la pancarte élaborée ce matin même du 5 mai 1945, clandestinement et sous le bruit sourd des bombardements par Francesc Teix : « Los antifascistas españoles saludan a las fuerzas liberadoras ».

Souvenons-nous de leurs histoires, leur pluralité, leurs identités qui témoignent de l’échec de la domination totalitaire. Histoires comme celle du jeune anarchiste d’à peine 26 ans racontée par Antonio Garcia, un des photographes du camp, qui se déclare en grève de la faim pour protester contre ce qu’il voit à Mauthausen et meurt au bout de huit jours ; celle de Joan Pagès, du PSUC, qui dès son entrée au camp avec quatre compagnons songeait à l’organisation politique, celle de Mercedes Nuñez , à qui un 13 avril 1945 ses sept inséparables amies avaient brodé un drapeau tricolore comme symbole d’espérance , dans l’antichambre de la chambre à gaz, à la veille de la libération du camp elle fut sauvée ; celle de Francesc, l’ami digne et loyal d’Emili dans le roman de Amat-Piniella ; ou l’histoire monumentale d’amitié entre Bernat Toran et Jacint Carrio, partageant les misérables parts qu’on leur donnait et sachant lorsqu’on les volait que ce manque pouvait causer leur mort. Celle aussi de Neus Catala, de Nunez et de ses camarades de la Résistance chantant la nuit, échangeant des recettes stimulées par la faim, boycottant des milliers de projectiles à Ravensbrück et dans l’usine de HASAG de Leipzig sachant qu’elles risquaient la pendaison.

L’Amical espagnole rappelle chaque année la difficulté d’organiser des voyages d’élèves du secondaire. Rares sont les institutions qui les promeuvent. Pourtant, s’ils avaient connaissance des œuvres artistiques, musiques ou poèmes réalisées, qui font partie du meilleur de notre histoire, les responsables commenceraient probablement à développer des programmes de mémoire incluant des visites au camp.

Au cours de ce voyage j’ai compris pourquoi les associations de déportés et déportées adoptent le concept d’amitié pour leurs Amicales. Je ne pleure pas pour moi, je pleure pour les amis que j’ai laissés là-bas », expliquait un survivant âgé à Roig après un sanglot et inconsolable à la vue d’une vieille lettre écrite au crayon à sa libération. L’amitié était révolutionnaire face à l’esprit du camp. Et cela prend encore plus de sens alors que nous constatons la résurgence des confréries nationalistes actuellement en Autriche, celles du sang et de la terre que chantaient les nazis, ce sont les mêmes que chantent aujourd’hui des milliers de jeunes Autrichiens désorientés. C’est contre cela aussi qu’il est important que nos délégations sortent ensemble après l’hommage à Mauthausen, un combat commun nous unit.

Le 5 mai dernier un ministre d’extrême droite a fermé pour la première fois l’accès à l’escalier de Mauthausen. Il l’a osé en raison d’un contexte bien déterminé, dans son pays et dans le continent, qui lui est favorable. L’extrême droite obtient à nouveau le vote et la passive complicité de millions d’européens. On traite les réfugiés d’indésirables, on les maltraite dans toute l’Europe. Que ferons nous lorsqu’on nous fermera le camp ? Les états s’uniront-ils pour dire que nous sommes devant un camp international ? Ou laisseront-ils faire ? Quelles nouvelles attaques laisserons-nous faire avec le risque qu’ils osent un nouveau pas ? Aurons-nous le temps de réagir ou sera-t-il déjà trop tard ? Il y a urgence pour une politique commune européenne antifasciste, un projet qui porte l’idée d’une autre Europe, basée sur des valeurs qui s’opposent à la forteresse de Schengen, sur des principes opposés à ceux du camp, à ceux de la concentration et l’extermination des apatrides, gitans, juifs et dissidents.

Il est urgent de se souvenir de Mauthausen pour mener des politiques de mémoire, de solidarité internationale et d’amitié. Un autre monde. Comme l’ont juré le 16 mai 1945 les comités nationaux des prisonniers du camp, il s’agissait de lutter pour un monde nouveau, juste et libre.